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Le backlash écologique se matérialise dans les entreprises
24/12/2024
C’était une crainte. Et celle-ci se matérialise très concrètement dans les entreprises en cette fin d’année. Alors que les gouvernements de différents pays du monde appuient sur pause ou font marche arrière en termes de réglementations environnementales, que les négociations internationales patinent et qu’une crise économique et sociale se diffuse de plus en plus profondément et rapidement, les entreprises elles-mêmes mettent leurs engagements environnementaux de côté. Tous les secteurs sont concernés comme le montrent les exemples de BP, ArcelorMittal mais aussi Coca-Cola.
En septembre, une étude de Bain and Company alertait : les dirigeants mettaient au second plan les questions RSE au profit des questions économiques, géopolitique ou de l’IA. A l’époque le cabinet expliquait le phénomène par un creux de la désillusion, classique dans les phases de transformation. « Lorsque les attentes démesurées ne sont pas rapidement satisfaites ou que les gouvernements se retirent prématurément, il y a une prise de conscience que la transformation ne sera pas aussi rapide ou aussi facile que prévu. À ce stade, il est courant que les parties prenantes repensent leur approche ».
Cela commence à se traduire très concrètement dans les stratégies des grandes entreprises. Au premier semestre, les progrès en matière de décarbonisation avaient déjà ralenti, notait ainsi une étude du BCG publiée à la rentrée. Et depuis quelques mois, on commence à voir des reculs. De grandes entreprises sont en effet de plus en plus nombreuses à assumer un revirement de leur politique environnementale au motif de leur complexité, du contexte économique ou tout simplement d’un rendement supérieur à offrir à leurs actionnaires.
Un recul des ambitions environnementales plus ou moins assumé par les grandes entreprises
Un recul au profit des actionnaires
Sans grande surprise, le premier secteur à avoir franchi le pas est le secteur pétrolier. Déjà en juin 2023, Shell avait amorcé le virage en renonçant à baisser sa production de pétrole pour miser sur la rentabilité. Une stratégie validée par ses actionnaires quelques mois plus tard en Assemblée générale, et qui se voit « blanchie » par la Cour d’appel de La Haye. En novembre, celle-ci a en effet donné (en partie) raison à Shell en cassant la décision initiale de la justice néerlandaise qui obligeait le pétrolier à réduire de 45% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030.
Un contexte qui a sans doute conforté BP dans son intention de « réduire de manière significative » ses investissements dans les énergies renouvelables « jusqu’à la fin de la décennie », comme il l’a annoncé la semaine dernière. Là encore, le revirement avait été amorcé l’an dernier dans l’espoir de rebooster son attractivité auprès des investisseurs. Mais l’annonce assumée d’un recul pour cette major qui a, un temps, voulu aller « au delà du pétrole » et porté un ambitieux projet de décarbonation, montre que nous sommes à un tournant. D’autant que ce pourrait être un premier pas avant un recul sur ses objectifs de réduction de production de pétrole et de gaz, instamment demandé par certains investisseurs et qui pourrait se matérialiser lors de la publication de ses résultats annuels en février, estime l’AFP.
Entre temps, TotalEnergies et ExxonMobil assument eux de continuer à miser sur une caisse de leur production fossiles pour les prochaines années, malgré les alertes scientifiques.
Un recul au nom du contexte économique
Autre entreprise emblématique qui vient d’opérer un recul environnemental : Arcelor Mittal. Fin novembre, le sidérurgiste a annoncé retarder son projet d’acier décarboné. « C’est un symbole de la décarbonation qui a du plomb dans l’aile », note Les Echos. Car ce projet, qui devait être mené sur le site de Dunkerque (3% des émissions de CO2 de la France) faisait partie des 50 contrats de transition écologique passés avec l’Etat il y a un an, avec une aide financière substantielle à l’appui, de plusieurs centaines de millions d’euros…
Aujourd’hui pourtant, celui-ci ne serait plus viable, estime le sidérurgiste. D’une part parce que l’hydrogène vert, qui devait lui permettre de transformer le minerai de fer en acier décarboné, reste très cher. D’autre part, parce que le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF), dans sa première phase, pénalise les industriels utilisant des produits peu transformés très émetteurs, souligne Raphaëlle Deveaud, consultante senior Carbon Cutter dans la newsletter 55° à l’ombre. Enfin, parce que l’acier atteint un niveau de demande et de prix exceptionnellement bas.
Un contexte économique et réglementaire qu’il met en avant pour demander des mesures de protection de la part de la Commission européenne sur l’acier de la zone UE, avant d’engager tout investissement de ce type en Europe. Des reports qui sont loin d’être anecdotiques pour la décarbonation du pays sachant que les sites industriels ArcelorMittal représentent 15% des émissions industrielles françaises…
Un recul en raison d’un processus « trop complexe »
Plus décomplexé, Coca-Cola a annoncé le 2 décembre, « concentrer ses efforts sur l’utilisation d’une plus grande quantité de matériaux recyclés dans les emballages primaires et sur le soutien des taux de collecte ». » Elle continuera à investir dans des emballages réutilisables » mais seulement « là où l’infrastructure existe déjà », indique The Coca-Cola Company dans un communiqué qui acte une « mise à jour » de ses objectifs environnementaux volontaires à horizon 2035, en matière d’eau, d’emballage, de climat et d’agriculture. Le problème est que cette « mise à jour » n’est autre qu’un recul. Car en 2022, la multinationale affichait fièrement sa volonté de remplacer ses contenants en plastique par du verre ou des bouteilles réutilisables et visait 25 % d’emballages réutilisables d’ici à 2030. Une promesse qui a littéralement disparue, jusque sur son site web, souligne The Guardian.
Pour justifier son choix, le groupe explique que « ces défis sont complexes et nous obligent à conduire une allocation des ressources plus efficace et efficiente et à travailler en collaboration avec nos partenaires pour produire un impact positif durable ». Mais alors que le groupe mène depuis des années un lobbying contre la régulation des emballages, la manœuvre s’apparente surtout à « un parfait exemple de greenwashing”, dénonce Von Hernandez, coordinateur mondial du groupe de campagne Break Free from Plastic dans The Guardian. Et ce d’autant plus que le groupe est à la fois connu pour être le plus gros pollueur plastique du monde et un adepte du « green rinsing », une technique de greenwashing par laquelle une entreprise change régulièrement ses objectifs climatiques et RSE avant qu’ils ne soient atteints, de telle sorte à ce qu’il soit compliqué de les suivre…
Un hiatus sur la « license to operate »
Au-delà de l’impact environnemental majeur de ces reports et reculs dans un monde qui se réchauffe à grande vitesse, ceux-ci montrent également un hiatus dans la compréhension de la license to operate des entreprises. « Nous restons déterminés à construire une résilience commerciale à long terme et à gagner notre licence sociale d’exploitation grâce à nos objectifs environnementaux volontaires évolués », souligne ainsi Bea Perez, vice-présidente exécutive et responsable mondiale de la communication, du développement durable et des partenariats stratégiques chez The Coca-Cola Company dans le communiqué du groupe.
Pourtant , côté consommateurs, les études françaises et mondiales récentes montrent qu’ils sont de plus en plus soucieux des conditions environnementales de production. Un même mouvement s’observe chez les salariés. On l’a vu cette année avec les salariés d’EDF qui ont refusé de participer au projet Neom (une ville futuriste et très controversée pour ses impacts sociaux et environnementaux en Arabie Saoudite) pour des raisons écologiques. Ou les salariés de Shell qui, à l’annonce du revirement stratégique du pétrolier, ont fortement réagi sur les réseaux sociaux, voire ont démissionné.
Pour certains salariés, le recul des engagements environnementaux peut aussi s’accompagner d’une menace pour leur emploi comme le souligne Gaëtan Lecocq, secrétaire général de la CGT et élu au CSE d’ Arcelor Dunkerque à l’AFP : « Avec les engagements liés à la COP21, on doit réduire nos émissions de CO2 d’un tiers d’ici à 2030. Si on ne tient pas ces engagements, dans le meilleur des cas, Arcelor supprime toute la filière fonte, qui représente la moitié de l’usine […]. Le scénario le plus pessimiste, qu’on redoute, c’est la fermeture de l’usine »…Deux sites français du groupe sont déjà concernés par des fermetures. Ce qui annonce des grèves et mouvements sociaux.
Un mauvais calcul
Source : BCG and CO2 carbon emissions survey 2024, septembre 2024
Si les dirigeants pensent pouvoir abaisser leur niveau d’exigence environnementale tout en gardant le soutien du plus grand nombre de leurs parties prenantes, c’est donc surtout en raison du contexte politique. Depuis quelques mois, les revirements et retours en arrière environnementaux sont nombreux, y compris en France et en Europe, notamment au nom de la réindustrialisation et la compétitivité des entreprises, et ils s’annoncent particulièrement forts aux Etats-Unis avec la réélection de Donal Trump. Et ce pendant que les négociations internationales sur le climat, la biodiversité et le plastique patinent.
Pourtant, profiter de ce backlash écologique est loin d’être l’option la plus raisonnable voire la plus rentable pour les entreprises elles-mêmes. Dans son étude, le BCG souligne que « trop peu d’entreprises saisissent les gains financiers offerts par la décarbonisation » alors même que l’enquête montre que plusieurs entreprises tirent des « bénéfices substantiels » de la décarbonisation, « notamment des gains financiers significatifs, une meilleure réputation et des gains d’efficacité opérationnelle ». En revanche, les entreprises qui ne s’adaptent pas aux risques climatiques tels que les chaleurs extrêmes pourraient perdre jusqu’à 7 % de leurs revenus annuels d’ici 2035, soit près de la moitié de l’impact du COVID-19, les secteurs des télécommunications, des services publics et de l’énergie étant les plus exposés, selon un dernier rapport du World Economic Forum.
Dans une tribune publiée, plusieurs dirigeants d’entreprises, d’organisation et responsables RSE appellent « à ne rien lâcher » malgré le repli budgétaire des acteurs économiques et institutionnels. « Investir le long terme et le bien commun, c’est rentable. (…) Nos intérêts économiques individuels dépendent de notre capacité à servir les intérêts collectifs, en investissant dans le bien commun pour le maintenir en bonne santé économique, sociale et écologique », clament-ils dans La Tribune.