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Ville bas-carbone : les dix défis à relever
12/11/2024
La Fabrique de la Cité, le think tank des transitions urbaines, et Grégory Quenet, historien de l'environnement et professeur des universités, publient une note d'étude intitulée "Les impensés de la ville bas-carbone - Dix défis à venir".
Cette étude inédite propose une prise de recul sur le passage à la ville bas-carbone en mettant l’accent sur les angles morts des transformations à venir. Comment passer d’une logique de bâtiments durables à celle d’une société durable ? Quel narratif pour préparer les citoyens à la réalité des villes bas-carbone et aux conséquences de la végétalisation notamment sur la propreté ou encore la présence d’insectes et d’animaux qui se multiplieront avec la hausse des quantités de nourriture disponible ? Comment faire perdurer les installations nécessaires à la ville bas-carbone pour bâtir un modèle de financement viable dans la durée ? Comment utiliser les potentialités des existants pour habiter la ville autrement ? Autant de questions que pose cette étude et auxquelles Grégory Quenet répond en s’appuyant sur des cas d’études concrets.
Les dix défis du passage à la ville bas-carbone :
Défi 1 : Repenser le territoire de la ville
Défi 2 : Définir de nouvelles alliances
Défi 3 : Prendre en compte la configuration matérielle des villes
Défi 4 : Renouer avec la ville invisible
Défi 5 : Prendre en compte la vraie ville organique
Défi 6 : Redéfinir l’espace public
Défi 7 : Passer du bâtiment durable à une société durable
Défi 8 : Repenser la durée de la ville
Défi 9 : Habiter les existants
Défi 10 : Réveiller les imaginaires par des promesses de beauté
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Défi 1 : Repenser le territoire de la ville
Que la ville possède un territoire est une évidence. Les termes d’arrière-pays et d’hinterland renvoient à une concentration humaine qui polarise un territoire environnant. Ce dernier est de ce fait relégué à un rôle périphérique, avec un aménagement du territoire hiérarchisé autour de fonctions centrales. Les SCoT, ou schémas de cohérence territoriale, élaborés par les collectivités territoriales, incarnent cette vision. Employé au pluriel, le terme territoire désigne ici moins l’espace physique que l’espace façonné par la société. S’y reflètent les inégalités et la fragmentation sociale associés à ces configurations humaines.
La longue histoire, médiévale et moderne, du terme renvoie pourtant à autre chose, qui invite à reformuler les rapports de façon plus symétrique, voire inverse 1 . Le territoire aurait en effet une double étymologie, celle médiévale qui renvoie à la terre et au sol, celle latine qui le définit comme l’espace de projection du pouvoir de contrainte judiciaire, fiscale et militaire. La seconde est fausse car territorium ne provient pas de terror mais elle révèle l’importance historique du processus de territorialisation, c’est-à-dire de fabrique de l’espace comme territoire par le pouvoir seigneurial puis l’État. C’est ici que se fait le lien avec la terre, par la capacité des villes à capter les ressources, la rente foncière et à délimiter les enveloppes de son autorité.
Ce n’est pas un hasard si le terme forêt ne désigne pas étymologiquement un ensemble d’arbres mais l’étendue du for, le ressort juridique seigneurial, dont les limites spatiales se trouvaient coïncider avec des zones boisées périphériques, d’où l’extension par métonymie. La ville surgit d’un territoire dont les forces matérielles sont mobilisées par un pouvoir.
Cette perspective amène à repenser l’atténuation et l’adaptation des villes au réchauffement climatique comme un processus de mobilisation du territoire/terre par le pouvoir urbain, engageant une nouvelle phase historique de la construction de l’espace aux effets aujourd’hui largement sous-estimés. La décision de ne plus dépendre de flux lointains et invisibilisés amène à reterritorialiser la dépendance en eau, en nourriture, en matériaux et en énergie.
Cas d’étude : expansion de la métropole de Rennes
De manière plus discrète que d’autres capitales de région, la métropole de Rennes est engagée dans une transformation profonde qui lui apportera 100000 habitants supplémentaires d’ici 20 ans selon l’agence d’urbanisme de Rennes Métropole. Cette croissance de plus de 20 % est justifiée par l’attractivité mais aussi l’adaptation aux changements climatiques par la densification urbaine: destruction de quartiers pavillonnaires du début du XXe siècle pour les remplacer par des petits immeubles, nouveaux quartiers de services autour des stations du nouveau métro aérien.
Au-delà des 43 communes de l’agglomération, c’est un territoire bien plus vaste, ne correspondant pas au ressort administratif de Rennes, qui est impacté pour sécuriser les besoins croissants en eau et en alimentation. Pour l’eau, la métropole va devoir étendre son territoire d’alimentation au-delà des drains souterrains du Coglais qui, à 50 kilomètres de là et depuis 1882, collectent les eaux d’un bassin versant de 2000 hectares dont 160 hectares gérés par la Collectivité Eau du Bassin Rennais pour sécuriser la qualité des eaux infiltrées. Ce sont potentiellement de nouveaux conflits d’usage avec d’autres collectivités qui s’alimentent à des bassins versants mitoyens et qui n’ont pas la puissance politique et financière de la métropole rennaise.
Défi 2 : Définir de nouvelles alliances
D’un point de vue environnemental, une ville est une concentration d’individus sur un espace qui n’est pas capable de subvenir à leurs besoins ni d’absorber leurs rejets. Ni le retour de la production agricole en ville ni l’essor de l’économie circulaire ne changent cette donnée : pour subsister, une ville dépend d’autres territoires dont l’étendue s’accroît avec sa taille. La globalisation a permis de libérer les métropoles de cette contrainte en les faisant vivre de territoires de plus en plus lointains et vastes sans que ses habitants en aient conscience, d’où le choc de la Covid-19. L’adaptation des villes reformule totalement cette équation en renforçant la part des territoires proches mais, même si des transformations profondes sont en marche, elles échappent très largement au débat public et démocratique car le résultat des élections ne dépend que des résidents du territoire administratif de la ville.
Ce phénomène vient faire concurrence et se substituer à plusieurs siècles de prééminence étatique dans l’élaboration des catégories des descriptions de la nature, la mise en place des réseaux de circulation des matières et l’élaboration des normes. La République s’est construite sur ce que Pierre Rosanvallon appelle les « institutions de la généralité » sans leur donner de contenu écologique mais qui peuvent en recevoir un, celui de l’articulation entre les différentes échelles du territoire. Dans la France d’Ancien Régime, faite de particularismes et de libertés au pluriel, il était impossible en cas de famine d’exporter du blé d’une province à une autre. Le ministre Turgot tombe lors de la Guerre des farines en 1775, une révolte frumentaire contre le prix du grain et son édit de libéralisation du commerce intérieur.
Le métabolisme de la ville, c’est-à-dire les flux de matière et d’énergie, devrait être au cœur des débats sur la ville bas-carbone car le danger est réel de voir émerger des féodalités écologiques urbaines, c’est-à-dire la prise de contrôle, par des métropoles qui concentrent les richesses, des ressources naturelles des es- paces environnants, hors des limites des agglomérations. L’accord de coopération signé entre la ville de Paris et le département de l’Yonne en juin 2021 repose sur un autre modèle, celui de la réciprocité contractuelle : la capitale soutient l’ins- tallation d’agriculteurs bio sur les champs dont elle est propriétaire dans l’Yonne et qui assurent la captation de l’eau nécessaire à 40 % des Parisiens. Denrées alimentaires, matériaux renouvelables, promotion du tourisme icaunais mettent en place des liens horizontaux qui ne relèvent plus du schéma descendant de l’aménagement du territoire des Trente Glorieuses.
Cas d’étude : valorisation des déchets à Arles
Historiquement, les déchets sont un des exemples les plus forts d’asymétrie, la ville centre expulsant ceux-ci à sa périphérie, pour les enfouir ou les incinérer. L’inversion de cette relation serait un exemple original des nouvelles alliances à construire, comme en témoigne l’action des ateliers d’éco-conception créés par la Fondation Luma à Arles. Le point de départ de leur action a été de dresser un inventaire de toutes les matières du territoire devenues des déchets parce qu’elles n’étaient plus utilisées ni transformées : la laine du mérinos, la terre crue, la paille de riz, le sel des anciennes exploitations, les algues, les tiges de tournesol.
L’alliance avec le territoire a consisté à transformer en ressources ces rebuts en croisant éco-innovation et design: panneaux isolants en tournesol et en paille de riz, construction en pisé, carreaux muraux en sel, objets en bio-plastique ont été élaborés pour le parc des Ateliers et sa tour, servant de laboratoire et de démonstrateur. Cette pratique originale d’alliance ne fait ici en aucun point concurrence aux autorités publiques voire les soulage d’un volume de déchets qui serait sinon à collecter et à retraiter.
Défi 3 : Prendre en compte la configuration matérielle de la ville
Non seulement les centres urbains polarisent des flux de matière et d’énergie mais ils agencent leur propre matérialité à travers des formes (le bâti, les réseaux, les écoulements) qui définissent la configuration matérielle de la ville. Ces centres urbains sont ainsi un mélange inextricable de matérialité, de vivant et de social.
Or dans la représentation figurée de la ville, les réseaux de communication ont contribué à l’effacement de sa matérialité. Depuis le tournant spatial de la géographie 3 , amorcé à la fin des années 1970, les caractéristiques topographiques, hydrographiques et climatiques du lieu comptent moins que l’arrimage à l’espace monde. Les cercles et les flèches qui animent les représentations cartographiques des manuels scolaires actuels ne laissent aucune place aux sols, aux eaux, aux saisons, aux matériaux qui sont incorporés dans la morphologie urbaine.
Loin de former un tout indistinct, cette incorporation met en place des micro-partages, une nouvelle répartition des rôles qui obéit à des logiques politiques, administratives et juridiques, définissant l’identité propre à chaque lieu. Suivant un degré de résolution plus fin que le grand partage entre humains et non-humains, les micro-partages composent des collectifs mouvants délimités par le droit, les rapports, les chiffres, les aménagements, l’architecture. L’obligation de déposer les déchets dans des récipients spéciaux ordonnée à Paris par le préfet Eugène Poubelle en 1884 instaure un nouveau micro-partage qui se substitue à celui organisé par l’éparpillement dans la rue. Mélangés dans un seul bac qui les corrompt, les ordures ne peuvent plus être récupérées et réutilisées, ce qui sonne le glas des 40 000 chiffonniers qui vivaient de ce commerce.
La transformation écologique est souvent posée sous la forme d’un choix à faire, avec ses partisans et ses opposants. Cette façon de formuler le problème sous-estime le poids des configurations matérielles qui limitent ou ouvrent la gamme des possibles. Or, celles-ci relèvent d’infrastructures lourdes en ville qu’il est difficile de changer, ce qu’on appelle la dépendance au sentier 4 . La concurrence entre piétons, chevaux, tramways et automobiles qui se mélangeaient au départ dans le même espace indistinct s’est réglée à coups de trottoirs et de règles, donnant l’avantage à la voiture qui ne paye pas l’équipement sur lequel elle roule contre les compagnies de tramways pénalisées par l’interdiction de produire leur propre énergie afin de compenser le coût des rails qu’elles possédaient.
Cas d’étude : singularités du vélopartage en Chine et en France
L’échec du Velib à Shanghai et, son corolaire, l’échec du Mobike dans les villes françaises s’explique par une approche centrée sur l’objet (le type de vélo) sans avoir pris en compte la configuration matérielle différente entre les deux villes. Le Velib a été développé à Shanghai en exportant le modèle pensé par JC Decaux pour Paris (un annonceur publicitaire finançant ce service par la concession des espaces publicitaires des arrêts de transport public) : installés autour des stations de métro de Shanghai, une configuration récente du pouvoir centralisé ne correspondant pas à la ville vécue, les Velib n’étaient jamais disponibles au lieu de départ et les espaces de garage au lieu de destination. Ils ont donc été massivement volés et détruits jusqu’à ce que l’ancien patron d’Uber Chine invente le Mobike, un vélo connecté que l’on peut laisser n’importe où et de ce fait trouver n’importe où, ce qui a résolu la question des vols et des dégradations.
Ce succès a donné l’idée de développer les Mobike dans les villes françaises. Mais faute d’avoir compris une configuration matérielle différente, fondée sur la longue durée et organisée par le pouvoir urbain : ces vélos ont été massivement volés et dégradés. En effet, hors des arrêts de transport, ils cessaient d’être des objets semi-publics et, « n’appartenant à personne», laissés sur des trottoirs, ils devenaient l’objet de dégradations. La presse chinoise comme la presse française ont donné la même explication caricaturale de cet échec, accusant la population locale d’être malhonnête, sale et sans éducation…
Défi 4 : Renouer avec la ville invisible
En sus de l’obstacle conceptuel, la prise en compte de la configuration matérielle des villes est rendue difficile parce que celle-ci est très largement invisibilisée. L’artificialisation et les strates de construction sont telles qu’elles ont recouvert une situation d’origine qu’il est difficile d’imaginer. Cela a conduit Eric Sanderson à recréer par l’image ce que Hudson a vu lorsqu’il a débarqué à Mannahatta en 1609 : toute cette part non humaine, eaux, insectes, animaux, saisons. Même transformée, elle configure le Manhattan d’aujourd’hui et sera plus prégnante avec l’accélération des changements climatiques 5 . Mais, plus encore, cette invisibilisation procède d’une réussite apparente, la création d’une ville invisible à partir de la fin du XIXe siècle pour régler les problèmes environnementaux et sociaux de l’essor urbain et industriel.
La ville d’Ancien Régime ou organique, était une ville horizontale où cohabitaient dans le même plan des éléments qui nous semblent aujourd’hui incompatibles (les élites et les pauvres, le luxe et les déchets, etc.) et le tout à fleur de sol sans séparation stricte (les piétons, les chevaux, les carrosses, les aqueducs, les fontaines, les ruisseaux, les puits, etc.). La croissance urbaine des villes industrielles a d’abord suivi ce modèle, avant que celui-ci s’avère ingérable à cause des conflits croissants (entre piétons, chevaux, tramways, voitures par exemple). La solution a consisté à créer une ville invisible en étageant dans les sous-sols et dans les airs les réseaux (eaux usées, eaux potables, transports, énergie, information, etc). Chicago a été rehaussée par exemple de 1,50 m pour faire passer tous ces fluides. Ce faisant, cette technique instaure une séparation entre ce qui était en conflit et libère le sol urbain mis en ordre.
La transition écologique conduit à rouvrir cette boîte de Pandore de la ville invisible pour faire passer les nouveaux réseaux (chaleur, fraîcheur, communi- cation…) mais sans en avoir entièrement la mémoire ni la compréhension, avec un risque de pertes de savoir entre les générations des services techniques qui interviennent sur les sous-sols. Les choix écologiques en ville supposent un imaginaire des sous-sols et des réseaux qui a largement disparu et qui est à réinventer pour obtenir le soutien citoyen nécessaire. Les sociétés savantes et les élites du XVIIIe siècle avaient une lecture archéologique et naturaliste de la ville qui les fascinait par ses carrières, grottes, catacombes, constructions enfouies et autres merveilles.
Cas d’étude : partage de l’histoire et du patrimoine de Veolia
Les 170 ans de Veolia ont conduit l’entreprise à un exercice tout à fait inédit, loin de l’habituel livre commémoratif célébrant les grandes heures et les pères fondateurs d’une réussite industrielle toute tracée. La volonté d’inscrire l’histoire de l’entreprise dans celle de l’environnement depuis la création de la Compagnie générale des eaux en 1853 peut se comprendre comme une réponse au changement de monde imposé par les enjeux écologiques et climatiques. 6
Tous les partages sont à renégocier pour recréer une unité circulaire perdue par la cassure métabolique qui a découpé l’environnement entre déchets, énergie et eau. Cela suppose cependant de redéfinir les modèles avec le soutien de l’opinion publique, ce qui n’était pas dans la culture d’entreprises habituées à discuter avec leurs clients institutionnels et privés. Or, récupérer la chaleur produite par des bâtiments et plus encore réutiliser les eaux usées suppose de créer de nouveaux récits et imaginaires capables de légitimer la redéfinition anthropologique et réglementaire des continuités et des discontinuités entre les flux. Pour le dire autrement, ce n’est pas qu’une question technique mais une redéfinition du partage entre le pur et l’impur, le sain et le malsain, le privé et le public.
Défi 5 : Prendre en compte la vraie ville organique
L’enquête historique sur tous les éléments non humains qui ont été invisibilisés fait apparaître le réductionnisme de la définition contemporaine de la ville verte. Celle-ci est réduite au végétal par opposition avec le minéral de la ville industrielle. La ville, lorsqu’elle était organique, avait un visage totalement différent : les déjections des chevaux et des êtres humains encombrant les rues, le sang des animaux tués sur place dans les abattoirs urbains, les gravois des chantiers incessants, les pollutions des tanneries et artisans, les odeurs pestilentielles. Au XVIIIe siècle, Paris comportait des voiries à boue, endroits fermés de haut murs et situés en pleine ville, à côté des Invalides par exemple, et dans lesquelles des tombereaux déversaient chaque jour la boue ramassée dans les rues, un composé de trois éléments qui tachaient les vêtements: les excréments humains et animaux, les gravois des chantiers, le résidu résultant des ordures brûlées dans la cheminée.
Or, l’imaginaire actuel de la ville verte ne prend pas en compte cette matérialité plus organique, à tort réduite au végétal, au promeneur et à l’animal de compagnie. La poussière fait pourtant partie de la part organique de la ville, faite des interventions humaines sur les matériaux, la voirie, comme s’en rappellent encore ceux qui ont vu le ciel bleu de Dubaï pour la première fois lorsque la crise financière de 2008 a stoppé les chantiers. L’écoulement souterrain des eaux peut réactiver d’anciens bras de la Seine qui ont disparu depuis des siècles comme dans le quartier de Saint-Lazare lors de la crue de 1910. La perspective des épreuves des Jeux Olympiques dans la Seine a montré les liens entre les rats et les eaux : malgré les investissements massifs pour la mise aux normes des réseaux d’épuration, la survenue de fortes précipitations augmente fortement la quantité de bactéries murines déversées dans le fleuve.
La végétalisation de la ville prend rarement en compte la façon dont celle-ci réactive toute cette matérialité. Elle a en effet des conséquences sur la circulation souterraine des eaux, la définition de la propreté, les insectes et animaux qui se multiplient grâce à la quantité de nourriture disponible, les personnes qui vivent dans la rue et que la ville minérale avait chassées. La poussière des travaux causée par l’envergure des chantiers à mener fait partie de cette nouvelle ville organique qui, ici, se manifeste directement dans la matérialité des intérieurs et l’air respiré 7 . L’organique de la ville ancienne avait une fonctionnalité qui créait de nombreux attachements sans commune mesure avec les nombreux projets de fermes urbaines hors-sol et en circuit fermé d’aujourd’hui. 8
Cas d’étude : représentations de la ville bas-carbone
Les visuels utilisés pour illustrer les projets retenus pour le passage à une ville bas-carbone montrent la permanence d’un imaginaire de l’architecture végétale, qui est en fait le prolongement de l’architecture minérale à travers le vivant. En effet, ces visuels ne comportent aucun des êtres vivants amenés par la végétalisation des villes.
Se lit ainsi graphiquement l’origine des controverses à venir c’est-à-dire un problème qui n’a pas été anticipé et qui de ce fait se manifestera dans l’espace public par l’affrontement entre des positions irréconciliables, par exemple sur la présence des rats ou la propreté de la ville. Les représentations montrent rarement les sites de nuit, sauf fortement éclairés, et de ce fait ne prennent pas en compte les conséquences de la végétalisation sur la gestion de la sécurité en ville ni le point de vue d’un piéton amené à traverser ces espaces à la nuit tombée.
Défi 6 : Redéfinir l’espace public
Alors que la ville d’Ancien Régime était celle des cérémonies de l’information (une mise en scène ritualisée du pouvoir monarchique lié au pouvoir religieux pour célébrer victoires, couronnements, mariages, etc. par des processions, des entrées royales, des cérémonies, …), la ville minérale s’est développée à partir de l’espace public inventé par les Lumières c’est-à-dire, au sens d’un usage public et égalitaire de la raison créant un espace où tout le monde se mélange et se croise, indépendamment de sa condition sociale. Or, les formes actuelles de la transition urbaine témoignent d’une grande ambiguïté : la ville bas-carbone est-elle capable de réinventer un modèle d’espace public aussi fort que celui qui a fait le succès de la ville moderne ?
De nombreuses expérimentations semblent relever au contraire d’une privatisation de l’espace public : le jardin individuel conçu comme espace privé alors que la nuisance sonore se fait dans l’espace public, l’utilisation des trottoirs comme terrasses par les restaurateurs et particuliers, la « Rue aux enfants» qui redirige les usages au risque d’une semi-privatisation de la rue pour les immeubles mitoyens. Par ailleurs se multiplient des lieux pensés pour une clientèle internationale venant de pays qui ne connaissent pas l’espace public. Les villes des pays du Golfe, par exemple, n’ont pas le concept de rue et se structurent autour des lieux privés à fonction semi-publique comme le mall, l’hôtel, sur le modèle du majlis des palais. Le défi est colossal car c’est tout simplement la dimension démocratique de la ville qui est menacée.
Or, la transformation écologique des villes se fait en même temps que la numérisation de la vie quotidienne des urbains au risque de l’ubérisation des métropoles qui individualisent les usages et fractionnent l’espace 9 . Le rapport à la ville et à ses habitants n’est pas du tout le même selon que l’on emprunte les transports en commun ou des véhicules de tourisme avec chauffeur. L’essor des commandes sur internet et des livraisons a des conséquences notables sur les commerces dont des pans entiers sont menacés et risquent de disparaître, à l’exception des commerces de bouche.
C’est le cas dans le carré d’or de la presqu’île de Lyon avec le symbole de la fermeture définitive des grands magasins d’ameublement Guyot qui existaient depuis 125 ans. L’effet d’Airbnb sur les centres-villes est déjà visible, mais aussi sur les copropriétés, privatisant les recettes et publicisant les dépenses. Avant l’Ancien Régime, il faut rappeler que le territoire médié- val, celui des évêques et de la cité, n’était pas vu comme une entité homogène englobant l’ensemble des personnes qui y vivent mais plutôt comme un archipel discontinu fait de rapports personnels de fidélité entre individus. 10
Cas d’étude : développement des grands magasins parisiens
Les grands magasins ont joué un rôle considérable dans la constitution de l’espace public à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Si, par leurs ouverture ou fermeture successives sur l’espace public, les grands magasins incarnent la volonté politique de lier l’activité commerciale et celle de la rue, les investisseurs privés ont souvent eu un rôle moteur. Le cas de la rue de Rivoli est exemplaire: le décret du 21 avril 1802 y interdit les artisans, les écriteaux et les enseignes indicatives de la profession, au profit d’arcades couvertes invitant à la promenade. Mais ce n’est que sous le Second Empire que la rue prend son essor avec l’installation des grands magasins dont les vitrines sont tournées vers la rue et transparentes depuis l’extérieur.
L’inauguration du Louvre des Antiquaires en 1978, à la suite de la fermeture des Grands Magasins du Louvre en 1974 témoigne de la remise en cause du modèle haussmannien : premier cas de « façadisme » en France, l’immeuble devient opaque depuis la rue qui est donc disqualifiée comme espace de circulation. Les travaux du Grand Louvre en 1995 marquent un premier retour de l’espace public, l’architecte Pei souhaitant que l’ancienne aile du ministère des Finances soit rythmée par de grands vitrages transparents et sans rideaux, donnant à voir des salles éclairées la nuit.
L’installation de la Fondation Cartier en 2024 dans l’ancien Louvre des Antiquaires redonnera à l’immeuble son orientation originelle vers l’extérieur. La nouvelle entrée du Louvre prévue du côté de la colonnade de Perrault, contribuera également à mettre fin à la coupure entre la ville et le palais, marquée par les douves évidées à la demande d’André Malraux. Cette ouverture renouerait avec la contribution du quartier du Louvre à la constitution de l’espace public depuis le siècle des Lumières. Le philosophe Jürgen Habermas désigne ainsi l’effet positif de l’usage public de la raison permis par le rassemblement de personnes privées dans un lieu physique pour discuter des questions d’intérêt commun, et qui est aujourd’hui profondément menacé par les réseaux sociaux. 11
Défi 7 : Passer du bâtiment durable à une société durable
L’approche technique de la ville bas-carbone organisée autour de l’impact environnemental et climatique des bâtiments (énergie, déchets, transports, eau…) est indispensable mais elle a ses limites : ce qui fait la durabilité d’une ville, c’est avant tout la cohésion d’une société capable de se transformer pour s’adapter aux changements climatiques et unie dans le soin de son territoire et de tous ses habitants, humains et non humains. Un éco-quartier peut être parfait du point de vue des normes environnementales sans être durable socialement. Pour faire société, il faut un certain degré d’interrelations et une dynamique d’intensification. Ni l’isolation des bâtiments, ni la source d’énergie, ni le retraitement des déchets ne suffisent à définir ces liens qui passent par l’attachement sensible et mémoriel à des espaces et à tous les êtres qui les habitent, par des lieux de sociabilité où l’on se sent relié à tout ce qui est autour, et enfin par un sens du commun qui amène à prendre soin de ce qui est partagé.
Or l’intensité et la rapidité des changements climatiques à venir mettent à bas tout le système actuel des risques au sens d’un dispositif technique, juridique et social capable d’absorber des événements sans se laisser déborder par eux. Cette gestion collective où les individus délèguent la prise en charge des aléas est considérée en Europe comme un acquis qui pourrait être remis en cause. Comment les villes seront-elles capables de faire face à des événements extrêmes alors qu’elles sont de plus en plus fracturées ? Créer des sociétés durables doit être l’objectif premier du passage à la ville bas-carbone.
Mais le diable est dans les indicateurs de la durabilité qui longtemps n’ont que très peu pris en compte la dimension sociale. La nouvelle labellisation « ÉcoQuartier livré » et « « ÉcoQuartier vécu» mise en place par le Ministère de la transition écologique pour 2023 marque un progrès car 5 objectifs sur 11 ont une dimension sociale mais seulement 6 des 20 indicateurs. En revanche, ni le défi de l’inclusion et de la résilience ne prennent vraiment en compte les liens sociaux et les solidarités comme si le fait de vivre ensemble dans le même quartier faisait mécaniquement la rencontre et les attachements.
Cas d’étude : imbrication du développement durable et social à Santa Monica en Californie
Les indicateurs de développement durable de la ville de Santa Monica en Californie montrent l’écart avec les référentiels utilisés en France. Les neuf principes comportent des éléments classiques (préservation des ressources, environnement et santé publique, transports, développement économique, logement) et d’autres plus inhabituels qui sont au cœur de la définition d’une société durable : ouverture et utilisation de l’espace, engagement citoyen et éducation, dignité humaine, art et culture. À un niveau de granularité plus fin, celui des 29 indicateurs, la dimension humaine est encore plus affirmée puisqu’elle comprend le taux de participation aux élections, le nombre de SDF sans-domicile fixe qui ont retrouvé leur famille ou leurs amis, la criminalité sur les personnes et les biens, le pourcentage d’habitants employés dans le secteur créatif.
Enfin, les éléments d’apparence plus classique le sont moins dans leur mise en œuvre qui comprend les dynamiques de progrès et les liens humains. La préservation des ressources mesure l’évolution de la demande en eau par personne et par jour tandis que l’environnement et la santé publique incluent la participation au programme de collecte d’objets polluants. Est ainsi affirmé que ce qui fait la durabilité, c’est la durée, c’est-à-dire la capacité à se transformer dans le temps sans se casser. Il est vrai que ceci correspond au contexte américain où les villes, livrées à elles-mêmes, ont dû se réinventer sans l’État fédéral après les difficultés économiques des années 1980.
Défi 8 : Repenser la durée de la ville
Définir la résilience des villes par la capacité de transformation introduit un autre enjeu sous-estimé, celui de la durée de la ville. Cet argument peut étonner car les temporalités semblent au cœur de la transition écologique des métropoles. La ville bas-carbone répond à un enjeu de long terme – le changement climatique – par des politiques qui visent un effet le plus rapide possible. La prise en compte des temporalités d’usage dans l’aménagement de la ville gagne du terrain. La chronotopie consiste à identifier les espaces sous-utilisés dans le temps afin de mobiliser les plages disponibles pour favoriser le lien social et préserver les ressources en économisant en besoins de construction. 12
Or le fameux article de Fernand Braudel sur la longue durée met en garde contre le réductionnisme sociologique qui fait du temps une propriété sectorielle du social, comme si celui-ci était une propriété des phénomènes qui auraient chacun leur propre temporalité 13 . Le temps du monde est en réalité fait de temps multiples et contradictoires qui, ensemble, forment un temps un inanimé par la dialectique de la durée. Ceci n’a donc rien à voir avec la disjonction des temporalités qui établit des relations comptables pour définir des équivalences et la substituabilité entre des usages. C’est ainsi que, dans la définition du développement durable est visé l’équilibre entre les usages des générations présentes et les besoins des générations futures mais sans prendre en compte le temps qui s’écoule entre les deux. D’où la difficulté à imaginer et mettre en place des trajectoires pour atteindre les objectifs fixés. Le temps du monde est tout autre chose qu’une relation d’équivalence : il est multiple, profus, sans orientation et se déploie à travers les dynamiques qui font la ville.
Les succès de la ville minérale ont résidé aussi dans sa capacité à mobiliser des temporalités multiples: le Paris d’Haussmann a été légitimé par un imaginaire de modernité et financé par des emprunts étalés sur plus de cent ans sans quoi n’aurait jamais pu être pris en charge ce nouveau Paris dont le coût dépassait le budget annuel de la France. Mais la clé de ces investissements très lourds a été leur capacité à financer des réalisations destinées à durer, permettant la viabilité des emprunts émis sur le marché. Or, quelle est la durée des installations de la ville bas carbone ? Cet aspect n’est pas un critère aujourd’hui. C’est ainsi que commence déjà la rénovation de la première phase des toits et façades végétalisés dont l’étanchéité n’est assurée réglementairement que pour 25 ans. Quelle est la durée de l’isolation des façades par l’extérieur plaquées sur des murs centenaires et pluri-centenaires? Des fenêtres en PVC qui remplacent des fenêtres en bois qui traversent le temps si elles sont entretenues?. Si la transition bas-carbone se contente d’être un renouvellement infini des investissements tous les 20-25 ans, son financement rencontrera vite ses limites.
Cas d’étude : architecture et histoire à Cognac
Les villes peuvent être analysées comme du temps condensé en croisant histoire environnementale et morphologie. Prenons l’exemple de la ville de Cognac et des relations qui la lient à son territoire, en mettant de côté le discours patrimonial et marketing qui met en avant une tradition immémoriale basée sur un raisin unique. En réalité, le cognac ne trouve pas son origine dans un terroir exceptionnel mais dans un vin léger et acide dont la médiocrité ne justifiait pas le coût du transport jusqu’à Bordeaux: il est donc distillé à partir du XVIe siècle pour diviser son volume par quatre. La carte des crus de 1938 qui fixe les appellations du cognac ne correspond à aucune réalité physique : les sols, le relief et les précipitations sont organisées par bandes et non par auréoles autour de la ville.
C’est ce qui fait le caractère unique et inimitable du cognac, cette marqueterie qui combine trois formes – des bandes (sols, précipitations, altitudes), des auréoles (polarisation par Cognac et son négoce, zones codifiées par le droit) et des lignes (route nord-sud et surtout la Charente) – et donc une infinité de combinaisons qui favorise l’unique au sein d’une appellation unique. Quant à l’architecture de la ville, elle est marquée par le stockage du temps qui se lit dans le patrimoine bâti, des entrepôts de grandes dimensions aux petites unités (les ateliers de fabrique de caisses, de tonneaux, d’enveloppes en paille, de bouchons de verre) produisant une richesse investie dans les maisons et les chais en pierre blanche. C’est ce stockage du temps qui permet d’amortir la très grande variabilité des cours du cognac, dépendante du contexte international, favorisant les grandes maisons qui ont le capital suffisant pour conserver et lisser les variations annuelles des récoltes.
Défi 9 : Habiter les existants
La spécificité du défi écologique en ville est définie par l’intensité de la dépendance au sentier c’est-à-dire la difficulté et le coût pour modifier les structures qui assurent la circulation des flux (eau, énergie, transport,…) dans un milieu densément bâti et enchevêtré. De ce fait, les modifications sont le plus souvent ponctuelles (au niveau du bâtiment ou d’un quartier lors d’une reconversion) ou sectorisées (découper autrement une unité existante par exemple en introduisant des pistes pour les vélos). La croissance des villes ces dernières décennies s’est donc faite massivement par étalement et artificialisation des terres agricoles environnantes, ce qui n’est plus tenable écologiquement (25 % de la surface agricole française a disparu depuis 1945) ni règlementairement (depuis que la loi « Climat et résilience » du 20 juillet 2023 a défini l’objectif de zéro artificialisation nette, (ZAN) pour 2050).
Loin d’être une contrainte, cette situation est pourtant une chance parce qu’elle oblige à habiter autrement les formes héritées en les mettant en mouvement et en utilisant leurs potentialités. Pour l’instant, les constructeurs et les aménageurs sont timides car cette approche fait appel à des types de savoirs peu habituels : la démarche d’enquête mobilise une compréhension culturelle, sociale et historique qui identifie finement les dynamiques et propose du sur-mesure.
Quant au modèle économique, il est difficile à trouver puisque les coûts sont plus élevés que ceux de la construction en série sur des terres agricoles artificialisées sans correspondre pour autant aux surcoûts pris en charge par le patrimoine et le secteur du luxe. Inventer ce nouveau modèle basé sur les existants est un des enjeux majeurs des décennies à venir.
L’originalité de cette démarche se mesure dans les mots. Il ne s’agit pas de partir de l’existant – mot commun dans la construction et l’architecture – mais des existants c’est-à-dire l’ensemble des entités qui ont habité et habitent les lieux à réinventer. C’est un travail de description et de qualification des attachements entre tous les êtres pour identifier l’arrangement qui les a fait tenir ensemble et réinventer celui-ci à partir des potentialités de la forme, c’est-à-dire sans faire table rase ni renforcer les inégalités.
Cas d’étude : quelques revalorisations d’existants
L’auteur a engagé plusieurs collaborations avec des agences d’architecture. Avec Charlotte Vergely, il s’est agi de rendre durable un fort militaire, c’est-à-dire se servir d’un lieu construit pour la guerre entre humains afin de réconcilier humains et vivants à l’heure de l’Anthropocène. Construit initialement pour tenir un siège pendant trois mois, le fort de Montessuy est potentiellement une forme durable, autosuffisante en eau, en stock, en air purifié naturellement et en sol agricole rapporté pour se protéger des obus, ce qui en fait un refuge pour les habitants du quartier. Les barrières s’effacent pour relier et faire du bien.
Avec l’agence Architecture Studio, qui s’est engagée dans la définition d’une nouvelle feuille de route ambitieuse intitulée Tracé bleu, il a été proposé de redéfinir le métabolisme de La Défense afin de répondre à sa vision 2030, en faire le premier quartier d’affaires européen bas-carbone. Comment sortir de l’impossibilité de détruire comme de continuer sur le même modèle, qui produisent tous deux autant de carbone ? En inversant le métabolisme vertical pour faire des délaissés, interstices et sous-sols, le nouveau moteur de croissance et de valorisation couplé à de nouveaux types de construction, des formes hybrides qui travaillent les interstices. Cette approche basée sur les existants est sobre en impact environnemental mais aussi comme modèle économique car elle valorise des gisements de valeur négligés en inventant une nouvelle mise en récit.
Les villes européennes se sont construites autour d’un idéal de culture, de savoir et de beauté, ce qui n’est pas tout à fait le cas aux États-Unis où la ville a toujours eu une image ambivalente, celle d’un lieu moralement condamnable par rapport à la pureté de la nature (comme en témoignent les parcs urbains de Frederick Law Olmsted comme Central Park avec la fonction civique et morale de la nature en ville, ainsi que la localisation des universités à l’extérieur des villes et même en pleine campagne pour former les jeunes esprits). Le passage à la ville bas-carbone donne lieu aujourd’hui à une série de controverses opposant les défenseurs du patrimoine et de la beauté urbaine aux acteurs de l’adaptation climatique et de la fonctionnalité bas-carbone. Les controverses sur les toits en zinc à blanchir ou les immeubles anciens à transformer de l’extérieur sont vives.
Défi 10 : Réveiller les imaginaires par des promesses de beauté
Plutôt que de choisir un camp contre un autre, demandons-nous si la ville bas-carbone peut créer un idéal urbain capable de susciter autant de désir et d’imaginaire que la ville industrielle l’a fait. Poser cette question est aussi s’interroger sur la mobilité et la liberté car, depuis les Lumières, « l’air de la ville rend libre » par le mélange des conditions, indépendamment de l’origine, et par l’ouverture sur d’autres mondes et des mobilités plus lointaines. L’hypothèse suivie ici est que la dimension des imaginaires et du désir n’a pas encore donné lieu à l’investissement créatif qu’elle mérite alors qu’elle est indispensable.
La nécessité d’inventer de nouveaux imaginaires et narratifs est un lieu commun de la transition écologique, mais mal compris. En effet, ceux-ci arrivent toujours à la fin, pour valoriser et rendre attractif ce qui a été défini et qui est, de ce fait, verrouillé. Toute l’histoire de la culture et de l’art montre que ce travail doit se faire en réalité en amont, avec une sorte de carte blanche qui ne suppose pas nécessairement de réaliser tel quel ce qui a été imaginé mais plutôt d’ouvrir de nouveaux possibles qui font rêver et qui, ensuite, se traduisent grâce à la rencontre avec des praticiens visionnaires.
Cas d’étude : aménagement de l’avenue des Champs-Élysées
Les débats en cours sur l’aménagement des Champs-Élysées sont un cas d’étude très intéressant car ils mettent en tension des lectures différentes. D’un côté, l’adaptation au changement climatique oblige à en repenser les aménagements, avec une dimension de proximité et d’usages familiaux qui conduirait à végétaliser et à étendre la fonction de square qui a existé lorsque cette perspective, créée à la campagne, était verte. De l’autre, faut-il renoncer à la valeur esthétique exceptionnelle conférée par l’imaginaire d’une avenue monde qui a mis en spectacle toutes les formes de la modernité et fourni le moteur de la valorisation immobilière qui a financé ces transformations?
Cette modernité a été à la fois mondaine (les hôtels particuliers et les lieux de réception), technique (la verrière du Jardin d’hiver des Champs-Élysées de 1847 à 1851) et fossile (les fameux garages vitrés pour les voitures faisant écho aux vitrines des magasins de luxe). Ne peut-on pas à nouveau en faire une avenue monde pour un autre type de modernité, plus écologique et planétaire ? C’est tout l’enjeu de la réinvention d’une avenue en déclin.
Conclusion
Cette manière de formuler les impensés de la ville bas-carbone révèle un paradoxe qui doit rester paradoxe. Pour rendre la ville plus écologique, il faut dé-écologiser son approche, c’est-à-dire ne surtout pas réifier et isoler un élément du contexte et des métabolismes dans lesquels il s’inscrit. En soi, le vélo n’est ni écologique ou non écologique et, de fait, son succès en ville a d’abord été lié à la révolution industrielle lorsque la taille des usines grandissant, l’écart entre le domicile et le travail s’est accru, nécessitant un moyen de transport plus rapide que la marche. Tout dépend aussi si le vélo est utilisé par des personnes qui ont abandonné la voiture ou délaissé les transports en commun. Il ne vaut qu’en interaction avec les autres moyens de transports usagers de la route, exerçant des effets négatifs lorsque l’essor des pistes cyclables entrave les bus, moyen de transport collectif là où le vélo est un moyen individuel qui ne produit pas le même commun. Alors, quelle est la pertinence de compter le nombre de vélos pour mesurer la transition écologique des villes ? Aucune.
Les difficultés financières, techniques et réglementaires du passage à la ville bas-carbone sont une opportunité formidable. Elles obligent à être inventif plutôt que de continuer à produire des déchets et à s’étendre sans limites. Ce sont d’autres compétences, d’autres modèles, d’autres formes à inventer en s’appuyant sur les existants qui sont la seule manière de changer de monde urbain sans abîmer la planète. Comme l’a montré récemment Jean-Baptiste Fressoz 14 , le schéma de la transition écologique pour bâtir du durable neuf suppose une extraction de matériaux et une dépense d’énergie supérieure à ce qui a déjà eu lieu. La seule solution est donc de s’appuyer sur les potentialités des existants en les croisant avec des réalisations nouvelles.
1.Florian Mazel, L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace, Paris, Éditions du Seuil, 2016
2.https://www.org/fr/arles/atelierluma.html
3.André Fel, « Deux géographies humaines ? », Espace géographique, 1-2, 1972, 107-112
4.Théorisé par l’économiste Paul David dans les années 1980, la path dependency (dépendance au sentier) exprime la difficulté à changer de trajectoire à cause de l’inertie des choix passés, même si des solutions meilleures
5.Eric Sanderson, Mannahatta: A Natural History of New York City (Abrams, 2009)
6.https://pionniers.veolia.com
7.Tous les Parisiens ont pu constater que la quantité et la consistance de la poussière dans les logements avait changé ces dernières années, au rythme des grands
8.Olivia Détroyat, « Pourquoi les fermes urbaines n’ont pas tenu leurs promesses », Le Figaro, 7 novembre 2023 (https://lefigaro.fr/conjoncture/pourquoi-les-fermes-urbaines-n-ont-pas-tenu-leurs-promesses-20231107)
9.Au 1erjanvier 2022, plus de 230 000 personnes travaillaient en France par l’intermédiaire d’une plateforme numé- Ce phénomène a commencé par les métropoles, il touche désormais les villes moyennes. Cf. le rapport de Hugo Botton pour le Compas (http://www.lecompas.fr/doc/CompaszOOm27-24nov2022.pdf).
10.Florian Mazel, L’évêque et le L’invention médiévale de l’espace, Paris, Éditions du Seuil, 2016
11.Jürgen Habermas, Espace public, démocratie délibérative : le tournant, traduction Patrick Joly, Paris, Gallimard, 2023
12.https://leonard.vinci.com/chronotopie-temps-ville-intense/
13.Fernand Braudel, « Histoire et sciences sociales : la longue durée », Economies, sociétés, civilisations, 13-4, 1958, p. 725-753
14.Jean-Baptiste Fressoz, Sans Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Éditions du Seuil, 2024.
https://www.thegood.fr/ville-bas-carbone-les-dix-defis-a-relever/