Le salon des Solutions
environnementales & énergétique du Grand Est

Les Actualités

Où en est la décarbonation des 50 sites industriels français les plus émetteurs de CO2 ? Notre enquête exclusive

04/11/2024

Où en est la décarbonation des 50 sites industriels français les plus émetteurs de CO2 ? Notre enquête exclusive

L'usine Syensqo à Tavaux fait partie des 50 sites les plus émetteurs de CO2.Le groupe est l'un des rares à travailler sur un scénario plus ambitieux que celui du contrat de transition écologique signé il y a un an avec l'Etat

Près d'un an après la signature de leurs contrats de transition écologique avec l’État, les 50 sites les plus émetteurs de gaz à effet de serre ont progressé dans leur décarbonation selon l'enquête exclusive menée par la rédaction de L'Usine Nouvelle. Mais les décisions d’investissement les plus structurantes se font toujours attendre.

L’industrie française a-t-elle vraiment passé la vitesse supérieure en matière de baisse de ses émissions de CO2 ? A première vue, oui en partie. Il y a un an, fin novembre 2023, les industriels qui opèrent les 50 sites les plus émetteurs de CO2 ont quasiment tous validé avec l’Etat leurs contrats de transition écologique. En compilant ces feuilles de route, non contraignantes, leurs engagements devraient conduire à une baisse de 45% de leurs rejets de CO2 à l’horizon 2030 par rapport à 2015, et à la neutralité carbone en 2050. Ce n’est pas une mince affaire, alors qu’à eux seuls, ils représentent 12% des gaz à effet de serre en France.

Un seul industriel fortement émetteur, le groupe américain Exxon mobil, s’est refusé à s’engager par contrat sur des objectifs chiffrés de réduction, considérant que les conditions actuelles tant technologiques qu'économiques ou d'infrastructures n'étaient pas réunies pour l'instant. Par ailleurs : Exxon Mobil a annoncé depuis la fermeture de son activité pétrochimique sur son complexe de Port-Jérôme en 2025.

Des projets lancés en ordre dispersé

Un an plus tard, une bonne partie des cimentiers, sidérurgistes, chimistes et pétrochimistes se prévalent d’avoir avancé. «Ces feuilles de route ont créé les conditions de l’action. On est maintenant lancé et on garde le tempo», assure Xavier Galliot, le responsable du développement durable de l’amidonnier Roquette, qui doit signer avant la fin de l’année la convention de financement de la centrale biomasse chargée d’alimenter son usine de Lestrem (Nord), à partir de fin 2027. En y ajoutant l’installation de deux recompresseurs mécaniques de chaleur et des optimisations de procédés déjà validées, «nous aurons validé d’ici la fin de l’année des décisions qui nous permettront de tenir plus de deux tiers de nos engagements pour 2030, soit 165 000 tonnes de CO2 de moins», se félicite Xavier Galliot.

L’industriel n’est pas le seul à être passé aux travaux pratiques selon l’enquête menée par la rédaction de L’Usine Nouvelle auprès de la quasi-totalité des 32 industriels signataires de contrats de transition écologique – seuls Arc France, Versalis, Alsachimie et Solvay n’ont pas souhaité nous répondre. Pour beaucoup, le lancement de ces projets a précédé la validation de ces "memorandum of understanding" avec l’Etat, comme les présente Bercy. Près de Nancy, l’usine de bicarbonate de soude Novacarb devrait atteindre une réduction de 40% de ses émissions dès 2025 – pour un objectif de baisse de 47% en 2030 - avec sa sortie du charbon, remplacé par une centrale biomasse. Dans les métaux, le sidérurgiste ArcelorMittal comme Aluminium Dunkerque ont investi lourdement ces derniers mois pour augmenter l’incorporation de métaux recyclés dans les fours de Fos pour le premier, et dans ceux de Dunkerque pour le second.

Décisions en suspens pour les projets structurants

Autre exemple : Eqiom a commencé début 2024 les travaux de construction d’un nouveau four à 315 millions d’euros – dont 39 millions de subventions publiques – pour sa cimenterie de Lumbres, dans le Pas-de-Calais. Avec à la clef une réduction de 20% des émissions de CO2 par tonne de clinker quand il fonctionnera en 2026. L’autre cimentier Heidelberg a, lui, musclé son plan d’investissement pour renforcer l’efficacité énergétique, remplacer les énergies fossiles et réduire la teneur en clinker de ses cimenteries françaises de 450 à 650 millions d’euros depuis 2020. Plus de la moitié de l’enveloppe concerne la transformation, déjà bien engagée, du site d’Airvault dans les Deux-Sèvres. «Les investissements qui restent à réaliser sont massifs. Il faut encore s’atteler aux deux tiers des émissions de CO2 des cimenteries, dites fatales sont liées à la décarbonation du calcaire», résume le cimentier. La mise en place de solutions de capture et de stockage, envisagée par l’industriel, nécessitera plusieurs centaines de millions d’euros supplémentaires et «ne pourra se faire qu’avec un fort soutien des pouvoirs publics».

Heidelberg n’est pas le seul à tergiverser. Sur les projets de décarbonation les plus structurants, aucun industriel n’a encore sauté le pas et confirmé de décision d’investissement. Un équipementier, dont les solutions s’intègrent dans plusieurs grands projets, confirme «un soufflé un peu retombé». «Nous avons des équipes entières mobilisées pour répondre à des études. Mais, on est encore loin de l’exécution», pointe son dirigeant.

Des subventions publiques en attente

Le long flottement politique, entre juin et septembre, n’a pas aidé à surmonter l’attentisme des entreprises. Avec la publication en juillet de la stratégie de capture et stockage de CO2, qui devrait représenter de 4 à 8 millions de tonnes de CO2 économisés en 2030 pour les 50 sites selon leurs feuilles de route, «nous considérons que l’Etat fait bien sa part», assure la direction de Holcim. «Mais tout ceci doit encore être confirmé par le nouveau gouvernement et bien entendu en tout premier lieu dans les budgets», met en garde le cimentier, qui doit ouvrir en 2025 une plateforme de démonstration de captage de carbone sur son site de Martres-Tolosane. Le groupe franco-suisse pointe aussi la lenteur des délais d’instruction administrative «en décalage avec la priorité que l’Etat a souhaité donner à la décarbonation des sites industriels» et le manque de moyens des collectivités locales, notamment dans les plus petites communes en secteur rural pour avancer ces dossiers.

La question en suspens reste surtout celle du financement. Pour rentabiliser ces investissements de plusieurs centaines de millions d’euros dans des technologies peu matures, les subventions de l’Etat sont souvent incontournables. «Le groupe ne se lancera pas sans assurance de financement public» témoigne Antoine Hecker, le responsable de la transition énergétique du fabricant d’engrais Lat Nitrogen, qui mise sur le captage de CO2 au sein du consortium Eco2 Normandy. Maintenant que les cabinets ministériels ont été nommés, Nicolas Broutin, le président de Yara France confirme qu’il va falloir «reprendre vite les discussions et les projets».

Comme les autres, le groupe attend le résultat de l’appel à manifestation d’intérêt, clôturé au 30 septembre, qui doit servi à déployer de nouvelles subventions pour les plus gros projets d’investissement. Evoqués depuis début 2022, les contrats carbone pour différence (CCfD) doivent limiter les risques sur la rentabilité des projets en garantissant aux industriels soumis au marché carbone européen un prix minimum de la tonne de carbone sur quinze ans. En retard ? «Nous restons dans le calendrier initial prévu», se défend Bercy, même si l’Allemagne a pris quelques mois d’avance. Les premiers CCfD devraient être validés début 2025, après le lancement d’un appel à projet et sa notification à Bruxelles.

2025, l'heure de vérité pour la décarbonation

Pour les industriels, on s’approche en tout cas «du moment charnière», à écouter Jacques Chanteclair, le directeur général Europe du sud du fabricant de chaux Lhoist, qui a déjà obtenu plus de 100 millions d’euros de fonds européens pour tester en grandeur nature la capture de CO2 à la sortie de ses cheminées. «On ne sait pas quels seront les montants de subventions. Une chose est sûre : un prix du carbone autour de 70 euros la tonne est très en dessous de ce que nous avons besoin pour rentabiliser notre investissement. Le différentiel est proche d’une centaine de millions d’euros, sans compter les frais de fonctionnement, de transport et de stockage», évalue l’industriel qui réserve sa décision finale d’investissement début 2025, dès que les éventuelles subventions seront connues.

En fonction de cela, tous les projets de décarbonation couchés sur le papier ne se feront pas forcément. Même si les subventions publiques ne font pas tout. Le plus gros émetteur de CO2 ArcelorMittal a bien obtenu 850 millions d’euros de soutien public de l’Etat en janvier 2024, après le feu vert de Bruxelles. Estimé à 1,7 milliard d’euros au total, le projet doit passer par l’installation d’une unité de réduction directe (DRI) à Dunkerque et deux fours électriques pour produire de l’acier sans coke. Mais depuis, rien ne bouge. «Sur le site de Dunkerque, les études d’ingénierie, qui détermineront de façon plus précise le montant des investissements, se déroulent conformément au planning», assure par écrit le sidérurgiste, qui annonce une décision finale avant fin 2024. Les surcapacités de production mondiales ont refroidi le groupe.

Des solutions technologiques encore peu matures

«Les industriels ont besoin de certitudes. Parfois, les investissements verts sont plus onéreux que le coût de l’inaction», observe Matthieu Dussud, associé chez McKinsey, qui vient d’achever une étude avec la Fabrique de l’industrie sur le sujet. L’expert pointe la capacité d’exécution des projets. A la décharge des industriels, certains choix technologiques majeurs restent encore soumis à des incertitudes. Même si plusieurs sidérurgistes, dont l’allemand Thyssenkrupp, sont plus avancés dans leurs projets de production d’acier vert, la technologie reste nouvelle. Et surtout dépendante de la disponibilité d’hydrogène bas carbone en quantité suffisante et à prix compétitif, ce qui est encore loin d’être le cas.

A l’image de Humens, certains industriels ont d’ailleurs revu leurs options ces derniers mois. «Les résultats des pré-études menées en vue de nous passer du gaz nous ont conduit à abandonner l’option hydrogène pour l’électrification», raconte Anaïs Voy-Gillis, la directrice stratégique du groupe, même si le groupe vise désormais la fourchette des baisses d’émissions promises à 2030, avec une réduction de 60%. Saint-Gobain PAM est arrivé à la même conclusion, préférant faire le choix d’une «technologie plus mature» pour sa fonderie de Pont-à-Mousson.

La question du prix de l'électricité

Au-delà de la technologie, d’autres incertitudes pèsent sur la rentabilité de ces investissements, même lourdement subventionnés. A commencer par la disponibilité et surtout le prix de l’électricité. Les négociations entre l’Etat et EDF sur le cadre de régulation qui doit remplacer l’Arenh après 2025 laissent entrevoir un prix de l’électron autour de 70 euros du mégawattheure. Même si Bruno Le Maire avait laissé entendre que ce cadre pourrait être renégocié, «avec un prix du gaz autour de 30 à 40 euros le Mwh et les prix actuel des quotas carbone, il est bien plus rentable de produire en utilisant des énergies fossiles que de l’électricité au prix de 70 euros le MWh», souligne un industriel, dont les usines s’apparaissent pas dans les 50 sites les plus polluants mais qui s’interroge sur la localisation de ses futurs investissements de production décarbonée en dehors de la France.

D’autres obstacles ralentissent aussi la baisse des émissions. Il a fallu plusieurs mois au fabricant de chaux Lhoist pour comprendre avec qui discuter afin de faire émerger une filière locale de biomasse capable d’alimenter son site dans la Meuse. Des discussions sont en cours avec le département de la Meuse et des communes forestières. «Les clients doivent jouer le jeu. Notre décision d’investissement en 2025 sera liée à notre capacité de trouver des partenaires de long terme» résume Jacques Chanteclair.

Un marché pour les produits verts à faire émerger

Comment accélérer le mouvement ? Beaucoup dépend de la capacité des industriels à faire payer des premiums pour leurs produits les plus verts. «Nous produirons significativement plus cher mais il y a un marché pour la chaux verte dans certaines applications», a évalué Lhoist. Pour d’autres produits, comme l’acier vert, le calcul peut s’avérer plus difficile. Dans le ciment, Heidelberg milite pour des mécanismes de «book and claim» afin de valoriser l’achat de ciment vert, sur le principe de ce qui existe déjà pour les carburants durables dans l’aviation (SAF).Y compris grâce à l’impulsion de la réglementation.

Pour les industriels, il n’est pourtant plus vraiment temps de tergiverser. «Le temps que l’on perd pour décider les investissements commence à peser», reconnaît Nicolas Broutin, dont le projet le plus structurant – capter et stocker le CO2 de son usine d’engrais du Havre – pourrait au mieux être opérationnel en 2029-2030 s’il est validé en 2025. A cet horizon, la baisse progressive des quotas carbone gratuits – avant leur suppression en 2034 - devrait se faire déjà sentir dans les bilans financiers des industriels. Et ailleurs en Europe, d’autres projets avancent, comme sur le site néerlandais de Yara.

De quoi servir d’aiguillon. Sur sa plateforme chimique de Tavaux (Jura), le chimiste Syensqo travaille désormais à réduire à 50000 tonnes de CO2 ses émissions en 2030, «c’est bien au-delà du scénario le plus ambitieux couché dans le contrat de transition écologique signé l’an dernier», souligne Yves Courtemanche, directeur du site de Tavaux. La décision finale est, là aussi, attendue pour 2025. L’heure de vérité de la décarbonation de l’industrie est pour bientôt.

Solène Davesne, avec Aurélie Barbaux, Franck Stassi, Laurent Rousselle, Anne-Sophie Bellaiche, Julien Cottineau, Nathan Mann, Philippe Bohlinger et Coralie Donas

usinenouvelle

Annonce Publicitaire