Le salon des Solutions
environnementales & énergétique du
Sud-Ouest
Les Actualités
Repenser l’héritage et la succession sur une planète en surchauffe
16/03/2025

« Nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants », assure un adage abondamment relayé. Comment cette idée pourrait-elle se traduire sur le plan légal ? Colin+Meg/Unsplash, CC BY
L’inquiétude pour les générations à venir, ou plus prosaïquement pour ses propres enfants, est souvent citée comme un moteur d’engagement environnemental. Transmettre en héritage une certaine vision du vivant qui nous entoure peut également être un enjeu pour certains parents. Mais quid de la succession ? En évoquant des particularités légales et culturelles du droit romain, de la culture maorie ou bien de l’organisation sociale basque, le professeur en économie comportementale Sacha Bourgeois-Gironde tâche de voir comment repenser la succession à l’aune des enjeux environnementaux, après avoir consacré un chapitre à cette question dans son ouvrage Comment le droit nous rapproche de la nature (PUF, 2024).
Lier enjeux environnementaux et droits de succession ne va pas forcément de soi. Pourtant les notions d’héritage et de succession ne sont pas étrangères de la pensée écologique, avec notamment cette phrase populaire, « Nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants », dont l’image est beaucoup reprise, notamment comme motivation à agir. Pourquoi d’après vous ?
Sacha Bourgeois-Gironde : Oui, c’est précisément le point d’où je suis parti pour penser la relation entre droits de succession et crise environnementale. Ce poncif de la pensée écologique emprunte à ce lexique de la transmission et de l’héritage, et je l’ai pris au pied de la lettre, tout en sachant qu’il n’y a précisément pas, que ce soit dans la littérature écologique ou dans la littérature juridique, de mise en rapport entre le thème de la responsabilité de la génération présente vis-à-vis des générations futures et la manière dont sont conçus les droits de succession.
Cette citation parle donc d’emprunt dans un sens fort intéressant. Dans une veine utopique soucieuse de la préservation de l’environnement, elle fait de nous des usagers temporaires devant remettre à nos prêteurs (ici « nos enfants ») le bien dans un état similaire à celui dans lequel il nous a été confié. L’idée est simple. Mais elle n’est clairement pas ce qui motive le plus les propriétaires aujourd’hui. La propriété privée est déjà associée à une responsabilité vis-à-vis du bien possédé, de fait, parce que le propriétaire a un intérêt immédiat à ce que son bien soit maintenu en état.
Mais je retiens tout de même une idée potentiellement féconde dans cette citation : l’inversion de l’ordre temporel de la succession. La transmission se ferait du futur au présent, pas du passé vers le présent. En termes simples, cela voudrait dire que les droits de succession devraient être payés par les membres de la génération présente pour le bénéfice de la génération future et, par exemple, être versés à un fonds consacré à la conservation des biens environnementaux que nous avons empruntés à cette génération. L’idée a du sens si l’on considère que ce fonds aurait pour vocation de maintenir en l’état ce que nous avons emprunté.
Pour tâcher d’imaginer un autre rapport à la succession, vous convoquez la notion de droit romain d’hereditas jacens. En quoi consiste-t-elle ?
S. B.-G. : Je trouve en effet intéressant que le droit romain, dont nous sommes les héritiers, ait envisagé un dispositif juridique que l’on peut aujourd’hui mobiliser dans le contexte des droits de la nature. J’ai cherché dans mon livre, Comment le droit nous rapproche de la nature, des sources et des thèmes où des entités naturelles acquéraient des droits subjectifs, devenant sujets de droit, et pas simplement rangées dans la catégorie des objets. La nature est présente, en arrière-plan, dans une variété de domaines du droit, et donc pas seulement dans le droit de l’environnement et, cela va de soi, dans le droit de la propriété, le droit de la succession, le droit des entreprises, le droit de la famille, etc.
Je me suis demandé si des sources ou des arguments relevant de tels domaines pouvaient nous éclairer sur les droits de la nature sans aller puiser dans des emprunts anthropologiques, à des formes d’animisme qu’il faudrait accoutumer à nos systèmes juridiques.
Or, dans la loi romaine de la succession apparaît cette notion de l’hereditas jacens. On peut traduire l’expression par « succession vacante ». L’idée est la suivante : les juristes romains qualifiaient d’hereditas jacens l’intervalle temporel séparant le décès du propriétaire d’un bien foncier et l’acceptation de la succession par les héritiers. Durant ce laps de temps, qui pouvait se prolonger en raison de la difficulté d’identifier les héritiers, ou de l’hésitation de ces derniers quant à l’acceptation de l’héritage, le bien en question revêtait la personnalité juridique du défunt propriétaire.
La formule latine énonce : « Hereditas jacens personam defuncti sustinet », soit, en français, « la succession vacante continue la personne du défunt ». C’est cette interprétation qui m’a marqué. Il y a un état du bien, après la mort de son propriétaire, durant lequel ce bien est susceptible d’être considéré comme une personne juridique. Or, les discussions théoriques autour des droits de la nature portent en grande partie sur le fait de savoir s’il est possible et désirable de conférer la personnalité juridique à des entités naturelles comme les fleuves, les arbres ou les montagnes. C’est ce qui se passe dans le temps de l’hereditas jacens.
Concrètement, comment cette notion pourrait permettre une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux au moment de la succession ?
S. B.-G. : L’idée que je propose est de stipuler les clauses d’identification des héritiers et d’acceptation de l’héritage de leur part, présentes dans le concept de droit romain, dans un sens qui offrirait des garanties sur le maintien du bien en bon état, c’est-à-dire dans un état qui préserverait son droit subjectif à l’intégrité qu’il a acquise en devenant, temporairement, une personne juridique.
Cela créerait certaines obligations de la part des héritiers. Mais ces obligations existent déjà en partie. Ce qui est intéressant est de voir en quel sens elles sont le fruit d’un compromis.
La résurrection de l’hereditas jacens, dans le sens que je lui prête, transformerait ce compromis en un dilemme plus pressant. Je m’explique. Il y a une tension fondamentale entre deux concepts juridiques : le droit de propriété, traditionnellement conçu comme un droit individuel absolu, et la protection de l’environnement, qui relève de l’intérêt général et qui a acquis une valeur constitutionnelle via la Charte de l’environnement de 2004.
Les mécanismes traditionnels du droit civil (baux, servitudes classiques) se révèlent insuffisants, car ils sont limités dans le temps ou dans leurs effets. Or, le temps de la biodiversité n’est pas réductible aux intérêts humains et à leur horizon temporel. On note que notre problème, depuis le début, est toujours lié au temps, et on peut saisir intuitivement que les droits de succession conçus comme transmission d’intérêts humains d’une génération à l’autre ne correspondent pas à la prise en compte de la temporalité inhérente à la nature.
Pour répondre à cette problématique, le législateur et la doctrine ont développé plusieurs instruments. Par exemple, l’Obligation réelle environnementale (ORE), créée en 2016, permet au propriétaire de fixer des obligations environnementales transmissibles aux héritiers. Le propriétaire peut choisir librement de grever son bien d’obligations environnementales qui seront transmises à ses ayants droit, comme l’illustre le premier contrat d’ORE patrimoniale signé, le 14 mai 2018, pour une zone humide.
Cette évolution juridique reflète une transformation profonde de la conception de la propriété, que le Pprofesseur de droit privé Benoît Grimonprez qualifie de « propriété-fonction ». La propriété n’est plus une fin en soi, mais un moyen mis au service d’un but. Cette approche permet de réconcilier les impératifs de transmission patrimoniale avec les enjeux de protection environnementale sur le long terme. S’il s’avère ou peut s’avérer que ces enjeux ne seront pas suffisamment pris en compte lors de la succession, le bien foncier pourrait revêtir le statut d’une hereditas jacens et alors, selon les deux interprétations de la notion qu’en donne la doctrine romaine, devenir une personne juridique à part entière dotée d’intérêts propres, ou une res communis, un bien pris en charge par la communauté pour son usage collectif. Un héritier se trouverait face à ce dilemme d’accepter des contraintes environnementales ou de renoncer, au profit de ce bien lui-même, à son héritage.
La prise en compte des enjeux environnementaux peut donc nous amener à repenser le droit de la succession. Mais, inversement, la façon dont nous envisageons la succession peut aussi dire beaucoup de notre rapport à notre environnement. Vous évoquez à cet égard la culture maorie. Pourquoi ?
Car le lien à la nature environnante n’est pas envisagé, dans cette culture, en termes de propriété mais en termes de liens de parenté. Les individus maoris se situent dans une situation de relation généalogique avec des entités naturelles particulières qu’ils peuvent considérer comme leurs ascendants. Le concept maori de whakapapa a pour fonction de préciser la généalogie de chaque personne jusqu’à une origine cosmogonique mythique où des éléments de la nature se mêlent aux lignées humaines.
Cette généalogie permet à une tribu de faire valoir ses droits ancestraux (take tipuna) sur des terres, parce que ces terres font partie de la famille, non pas au sens d’un bien possédé mais en tant que parents. L’intégrité écologique d’un fleuve, dans la mesure où il serait vu comme un ancêtre, est ainsi un corollaire de l’intégrité morale d’un lien familial, du renom et de la réputation de la lignée qui en découle. Le fleuve maori Whanganui a acquis en 2017 la personnalité juridique dans la loi néo-zélandaise. J’ai interprété cette loi moins comme visant directement à la protection environnementale du fleuve que comme relevant d’une forme de droit de la famille élargi à une entité naturelle.
Pour prendre un autre exemple appartenant à une culture complètement différente, le professeur de droit civil Alexandre Zabalza a analysé de quelle manière la maison basque, l’etxe, qui n’est pas un simple lieu d’habitation, mais le principe d’organisation traditionnel de la vie sociale, peut être conçue comme le sujet de droit central à partir duquel repenser les relations entre les humains et leur environnement. On pourrait interpréter le statut de l’etxe en disant que les héritiers d’une maison n’héritent pas la maison, mais la maison les accepte ou non comme héritiers, en ceci qu’elle leur confère leur nom de famille. Il y a une certaine analogie avec le système maori : dans les systèmes-maison (comme les a nommés Lévi-Strauss), comme dans les systèmes-fleuve, les biens, les entités non-humaines déterminent les droits successoraux humains.
En somme, pour que le droit soit à la hauteur des enjeux environnementaux actuels, pas besoin nécessairement de chercher des inspirations lointaines ?
S. B.-G. : Oui, le droit tel qu’il existe, recèle des ressources créatives qui permettraient de changer notre relation à l’environnement, sans qu’on ait nécessairement besoin de s’imaginer que les droits de la nature relèvent d’une révolution juridique radicale. Il s’agit avant tout d’analyser la manière dont une branche du droit donnée implique, dans son arrière-plan, une certaine conception et une certaine relation aux entités de la nature.
Le cas des droits de succession est exemplaire. On peut les reconsidérer à plusieurs niveaux : soit en ajoutant des clauses de protection environnementales lors de la succession, soit en temporisant sur la réalisation de la succession (comme avec le concept romain d’hereditas jacens), soit encore, ce qui est dans la suite logique, en replaçant le bien au centre du mécanisme de succession, plutôt que les héritiers.
L’objectif central d’une réforme des droits de succession, plus généralement, est d’associer la question de la protection environnementale à celle des inégalités, qui préoccupe à juste titre les critiques de l’héritage, autrement dit de repenser nos pratiques juridiques de détail dans le sens d’une justice intergénérationnelle.