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"La lutte contre les inégalités climatiques est une lutte des classes pour les libertés futures"
03/02/2025

Inégalités climatiques : une nouvelle lutte des classes, selon Sébastien Mabile. Photo de Tobias Tullius sur Unsplash
A l'occasion de la publication de son livre "Justice climatique, pour une nouvelle lutte des classes", ce mercredi 22 janvier, l'avocat Sébastien Mabile, qui porte notamment l'affaire TotalEnergies Climat, revient pour Novethic sur la question des inégalités climatiques. Une interview publiée dans le cadre de notre série “Repanser l’économie”, où scientifiques, experts et chercheurs éclairent les grandes transformations économiques de notre époque.
Vous publiez aux éditions Actes Sud votre nouveau livre "Justice climatique, pour une nouvelle lutte des classes"*. Quelle est l'origine de ce projet ?
Le point de départ de ce livre est une sorte d'introspection sur ma propre responsabilité climatique, notamment lorsque j'ai quitté Paris pour m'installer à la campagne. Comme toute personne avec des revenus élevés, j'avais un bilan carbone désastreux à l'époque. J'enchaînais beaucoup de voyages en avion, notamment pour des déplacements professionnels : je pouvais parfois voyager jusqu'à Hawaï pour un congrès. J'ai aussi acheté une maison, qui avait un chauffage au gaz, j'ai eu besoin d'acheter une voiture pour me déplacer. Bref, je me suis rendu compte que j'étais dans une situation de dissonance cognitive, et que je ne prenais pas suffisamment en compte ma contribution personnelle à la catastrophe climatique en cours. J'ai pris davantage conscience de l'urgence de la crise climatique et de la question des responsabilités individuelles lorsque j'ai exploré les notions d'objectifs climatiques et de budget carbone, notamment dans le cadre des contentieux sur lesquels je travaille.
Les objectifs climatiques, plus spécifiquement ceux de l'Accord de Paris, sont de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré, en tout cas "bien en-dessous de 2 degrés". Il faut comprendre qu'il ne s'agit pas là d'un objectif simplement politique, mais bien d'une limite physique : si l'on dépasse ces seuils, on déclenche des processus irréversibles, des points de basculement qui nous feraient perdre toute capacité à limiter le réchauffement climatique, à tel point que c'est l'habitabilité même de la planète qui serait menacée, quand bien même on parviendrait ensuite à ramener nos émissions à zéro. Or, pour respecter cette limite physique, les scientifiques démontrent que nous avons un budget carbone à respecter, qui est évalué début 2024 à seulement 200 gigatonnes de CO2 équivalent. Or comme l'humanité en émet entre 50 et 55 gigatonnes par an, cela veut dire que l'on risque d'épuiser notre budget carbone restant d'ici 2030, ce qui nous ferait basculer dans une grande zone d'incertitude et de danger. Nous devrions donc considérer ce budget comme un bien commun de l'humanité, comme une ressource collective limitée et finie, à utiliser avec parcimonie et à faire preuve de sobriété. Partant de là, la question du poids respectif des différentes composantes de la société dans la consommation de ce budget devient centrale., et pour quels usages. Ce qui nous amène à la question de la justice climatique, qui vise à compenser les inégalités climatiques.
Dans votre livre, vous faites l'état des lieux des connaissances scientifiques sur ces inégalités climatiques, qu'en est-il ?
Il y a un discours, notamment diffusé par les industries pétrolières, qui défend l'idée que le réchauffement climatique serait lié au mode de vie des êtres humains dans leur globalité, que chacun serait responsable de la crise climatique. Ce qui est juste, c'est que l'exercice de nos droits fondamentaux suppose d'émettre de grandes quantités de gaz à effet de serre. Mais ce discours dilue les responsabilités des différentes composantes de la société et masque de grandes inégalités. Si l'on s'intéresse aux individus, les scientifiques montrent que les 1% les plus riches sont responsables de 17% des émissions de gaz à effet de serre (GES), et que les 10% les plus riches émettent près de la moitié des émissions mondiales. En face, la moitié de la population mondiale qui vit encore sous le seuil de pauvreté, émet 1,5 fois moins de GES que les 1% des plus riches. Pour parler en valeur absolue : les 10% les plus riches en Europe émettent en moyenne 29 tonnes de CO2 par an, six fois plus que la moitié la moins riche de la population. En Amérique du Nord, les 10% les plus riches émettent en moyenne 69 tonnes, plus de 10 fois la moyenne mondiale. Quant aux 1% les plus riches, leurs émissions dépassent les 100 tonnes. Et le plus souvent, ces émissions sont liées à des usages purement récréatifs : usage immodéré de l'avion, voire des trajets en jets privés, qui sont en forte augmentation dans le monde, super yachts, immobilier de luxe…
" On assiste à un accaparement du budget carbone au profit d'une petite élite "
Autrement dit, on observe un accaparement du budget carbone restant de l'humanité au profit d'une petite élite, qui se considère généralement exemptée de toute obligation, et qui continue à vivre sans égard pour ses impacts écologiques. Or cet accaparement remet en cause la capacité du reste de la population et des générations futures à assurer leurs besoins fondamentaux et à s'adapter aux conséquences de la crise climatique. Il existe donc un impératif éthique, moral, mais aussi juridique à questionner la répartition du budget carbone.
Vous pointez la responsabilité des plus riches, mais en Occident ne sommes nous pas pratiquement tous, y compris les classes moyennes, parmi ces 10% les plus polluants ?
C'est en partie vrai, les habitants des pays riches génèrent en moyenne plus d'émissions de GES que le reste du monde. Mais cette réalité était surtout celle des années 1990, quand les inégalités étaient très fortes entre les pays. Ces trois dernières décennies, ce sont les inégalités au sein des pays qui se sont considérablement creusées, avec une élite économique qui est devenue partout de plus en plus riche : il y a désormais près de 3 000 milliardaires dans le monde, et on en compte quatre nouveaux chaque semaine, tandis qu'entre 2020 et 2021, plus de 5 millions d'individus dans le monde sont devenus millionnaires.
Inversement, les classes moyennes des pays riches émettent beaucoup moins que ces élites économiques. En France, par exemple, plus de la moitié de la population émet d'ores et déjà moins de 6 tonnes de GES par an, ce qui est l'objectif à atteindre collectivement en 2030 pour respecter l'Accord de Paris. On a donc de considérables inégalités d'émissions, y compris au sein même des pays riches. Et on ne peut clairement pas affirmer que la responsabilité climatique d'un Européen moyen soit comparable à celle des plus riches.
Un certain nombre d'études scientifiques montrent d'ailleurs que l'on peut permettre aux 3,5 milliards d'être humains qui vivent aujourd'hui en dessous du seuil de pauvreté d'augmenter leurs émissions afin qu'ils puissent vivre dignement,et puissent satisfaire leurs besoins essentiels. Cette hausse d'émissions des GES est tout à fait compatible avec les objectifs climatiques, mai à la seule condition que les 10-20% les plus riches fassent leur part d'effort et réduisent les leurs.
Selon vous, les politiques climatiques actuelles ne s'attaquent pas à cette question des inégalités climatiques ?
Le constat est que la majorité des mesures climatiques sont indiscriminées, c'est-à-dire qu'elles s'appliquent de la même façon pour l'ensemble de la population. Par exemple, on augmente les taxes sur les carburants, et cela s'applique à tous quel que soit son niveau de revenu ou son impact climatique. Mais dans les faits, ces hausses pèsent plus lourdement sur les plus pauvres, qui ont besoin d'acheter du carburant pour leur vie quotidienne, alors que les classes les plus aisées, elles, échappent souvent à ces mesures qui les affectent moins. Par exemple, les carburants de l'aviation, qui sont surtout consommés par les plus riches, ne sont pas taxés et beaucoup d’aéroports sont largement subventionnés. Rappelons qu’une majorité de français ne prend jamais l’avion dans l’année.
Surtout, lorsque des mesures sont prises, les plus riches en sont souvent exemptés. L'interdiction de certaines lignes aériennes en France n'a pas touché les vols privés, ceux des plus riches. L'interdiction de la vente des véhicules thermiques en Europe à partir de 2035 ne concerne pas les "petits constructeurs", ceux qui produisent moins de 1 000 véhicules par an, ceux qui produisent des véhicules de luxe, très polluants, au bénéfice des plus riches. On se retrouve donc avec des mesures qui pèsent de façon disproportionnée sur ceux qui contribuent pourtant le moins à la crise climatique.
Tout cela contribue à un sentiment global d'injustice climatique, comme on l'a vu par exemple avec le mouvement des Gilets Jaunes. On ne peut pas demander aux classes moyennes ou aux plus pauvres modifier leur mode de vie pour préserver notre budget carbone, si dans le même temps, les plus riches et les plus polluants ne consentent pas eux-mêmes à des efforts importants. C'est un impératif de justice : les plus riches devraient être les premiers à contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, d'abord car ils en sont les principaux responsables, mais aussi parce que ce sont eux qui ont les moyens d'agir. Il faut rappeler que baisser ses émissions a un coût : acheter un véhicule électrique, installer des pompes à chaleur ou des panneaux solaires, privilégier le train sur l'avion, tout cela peut coûter extrêmement cher. Il est donc logique de demander d'abord aux plus aisés d'opérer ces bifurcations. In fine, cela correspond au principe fondateur de la politique climatique internationale, le principe d'une responsabilité commune mais différenciée.
Au regard de l'urgence climatique que vous décrivez, et des transformations que vous appelez de vos vœux, que pensez-vous des reculs en cours en matière d'action climatique, que ce soit aux Etats-Unis avec Donald Trump, ou en Europe ?
Tout ceci est en décalage complet avec les transformations que nous devrions accomplir. Ces mouvements populistes et libertariens jouent sur la colère que peut ressentir la population lorsqu'on l'accuse sans distinction d'être responsable des effets du réchauffement climatique, et ils rejettent les impératifs environnementaux au nom d'une vision dévoyée de la liberté à court terme. Or préserver la liberté implique justement de garantir l'exercice de nos droits de manière équitable, aujourd'hui et pour l'avenir, donc d'éviter qu'une élite jouisse de manière irresponsable de nos ressources communes et de notre budget carbone. Rappelons que c’est l’exercice même des droits fondamentaux et des libertés des plus jeunes qui est menacé par la crise climatique. Il faudrait donc, au nom de ces droits et libertés, restreindre les plus gros émetteurs, les plus riches. Et pour cela, il faut des politiques publiques pour responsabiliser les plus polluants, les plus riches. Tout l'inverse du discours qui est porté par Donald Trump ou Elon Musk.
Je crois qu'il faut aujourd'hui recréer des clivages, des rapports de force, une lutte des classes, qui soit similaire aux grandes luttes ouvrières du 19ème siècle. Le monde atteint un niveau d'inégalités économiques semblable, voire supérieur à celui de la fin de 19ème au moment de l'expansion coloniale et industrielle. Il faut se battre contre cet enrichissement et cette sur-consommation des plus grands pollueurs, qui nous privent collectivement des ressources qui nous permettront de faire face à la crise climatique. Il faut en fait repenser la lutte en faveur du climat comme une lutte sociale, une lutte des classes pour la défense des libertés collectives et futures, une lutte émancipatrice en faveur de l'humanité.
Comment faire ? Quels outils juridiques, économiques ou politiques permettraient d'organiser cette lutte des classes ?
Une porte a été ouverte notamment sur le plan juridique par la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, la cour suprême allemande, qui en 2021 a censuré la loi sur le climat. La cour a jugé que les plafonds d’émissions fixés par le législateur violaient la Loi fondamentale, équivalente de notre Constitution, car ils entraîneraient, faute de budget carbone suffisant après 2030, des atteintes aux droits fondamentaux des requérants et des générations futures. Les juges ont ainsi dénoncé une répartition injuste du budget carbone restant qui ne laissait que des miettes aux générations futures. Cette décision est un appel clair du législateur à opérer une meilleure répartition des efforts climatiques au sein des générations et entre les générations.
Pour organiser cette répartition, les outils sont nombreux : l'ISF climatique, les budgets carbone individuels, ou même les interdictions sectorielles decertaines activités particulièrement intensives en carbone… On doit collectivement se poser la question de cette répartition du budget carbone restant et de notre capacité à empêcher un certain nombre de comportements ultra carbonés, de production et d'achat de biens ou de services incompatibles avec les limites planétaires, par exemple grâce à des taxes ciblées et progressives, de manière à rendre plus supportable l'effort collectif qui est demandé à tout le monde. SI l'on ne le fait pas, en ciblant spécifiquement les plus riches, on risque de perdre définitivement l'adhésion de la population. On ne peut pas continuer à penser notre politique climatique en demandant aux citoyens des classes moyennes et populaires de changer de véhicule, de subir des hausses de taxes, de choisir la sobriété, si dans le même temps on ne demande pas aux premiers responsables de montrer l'exemple.
" La France pourrait être un laboratoire, un pionnier "
La France pourrait d'ailleurs être un laboratoire de ces politiques de justice climatique, puisque c'est le pays au monde qui héberge le plus de millionnaires après les Etats-Unis et la Chine. C'est aussi le premier marché européen pour les jets privés, le premier marché mondial pour les superyachts, avec plus de la moitié de la flotte mondiale qui croise autour des côtes françaises en été. On pourrait donc être pionnier. Ce serait une formidable opportunité de promouvoir des politiques la sobriété notamment à l’égard des plus riches, notion qui reste encore l'angle mort des politiques publiques en faveur du climat
*"Justice climatique, pour une nouvelle lutte des classes", de Sébastien Mabile, éditions Actes Sud, 176 pages, janvier 2025.