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« Blablacar n’a pas grand-chose d’écolo »

21/04/2024

« Blablacar n’a pas grand-chose d’écolo »

Aire de covoiturage à Fougeré (Vendée), en juin 2023. - © Mathieu Thomasset / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Dans un livre, le journaliste Fabien Ginisty dévoile le « mensonge » Blablacar. Cette entreprise privée qui écrase ses concurrents et promeut l’usage de la voiture, n’est, en fait, pas si écolo.

Fabien Ginisty est journaliste, directeur de publication du mensuel indépendant L’Âge de faire. Son livre, Blablacar et son monde — Enquête sur la face cachée du covoiturage, sortira le 19 avril aux éditions du Passager clandestin. Il est déjà disponible sur le site du journal.

Reporterre — Dans votre livre, vous expliquez que le covoiturage, version Blablacar, n’a rien d’écologique. Pourquoi ?

Fabien Ginisty — L’argument du covoiturage « bon pour la planète » flirte avec le mensonge. Le covoiturage serait écolo parce que l’on considère que les personnes qui en font laissent leur voiture au garage. Sauf que ce n’est pas si simple. L’Ademe, l’Agence nationale de la transition écologique, a montré que la plupart des passagers ne renoncent pas à leur véhicule, mais délaissent le train. En clair, le covoiturage ne vide pas les routes, mais les trains !

Et un tiers des conducteurs n’aurait pas fait le trajet en voiture s’ils n’avaient pas pu partager les frais. En d’autres termes, comme le covoiturage réduit le coût des trajets, il y aurait in fine plus de véhicules sur les routes. Une étude du Commissariat général au développement durable montrait que le développement du covoiturage s’est accompagné d’une augmentation des circulations automobiles estimée à 400 millions de véhicules/km par an.

Tout ça relativise fortement l’aspect environnemental de Blablacar : la plateforme n’a donc pas grand-chose d’écolo.

Pour dénoncer les liaisons dangereuses entre Blablacar et TotalEnergies, vous décrivez l’entourloupe de la prime covoiturage : de quoi s’agit-il ?

Les pétroliers, comme tous les vendeurs d’énergie, doivent financer des actions de réduction de la consommation d’énergie : c’est ce qu’on appelle les certificats d’économie d’énergie (C2E). Dans ce cadre, Blablacar et Total ont un partenariat, à travers « la prime covoiturage » — une aide de 100 euros versée progressivement à tout conducteur qui partage son véhicule. Quand nous prenons cette prime, nous produisons en contrepartie une certaine quantité de C2E. Or, Total a un contrat avec Blablacar comme acheteur exclusif de ce « gisement » de C2E. À chaque fois que Total nous paye 25 euros, il verse, selon mes estimations, 31 euros supplémentaires à Blablacar, qui joue le rôle d’intermédiaire.

Dans cette histoire, Blablacar se fait pas mal d’argent, Total achète des certificats d’économie d’énergie à prix réduit, en dessous du prix du marché, mais on peut se demander où sont réellement les économies d’énergie… La prime covoiturage ne bénéficiant qu’au conducteur — pas aux passagers —, en quoi est-il motivé à moins prendre sa voiture ?

Vous êtes vous-même un covoitureur de longue date, depuis 2009, mais vous estimez que Blablacar « a pourri le covoit’ »… Dans quel sens ?

Au fil de mes trajets, je me suis aperçu — et je pense que nous sommes nombreux dans ce cas —que la relation de covoiturage changeait. Au début des années 2010, entre passager et conducteur, le rapport dépassait le simple partage de frais, c’était un moment un peu à part où l’on discutait avec de parfaits inconnus de tout type de sujet — politique, religion, affaire de cœur. On avait aussi souvent conscience d’être les dindons de la farce du modèle économique de Blablacar, parce que l’on avait connu le système sans commission [1]. On continuait à utiliser la plateforme par dépit, par contrainte économique, mais on était conscients de cela, il y avait une forme de distance.

« On ne peut pas laisser une entreprise dictée par des impératifs financiers organiser le covoiturage »

Et puis, j’ai eu de plus en plus souvent des expériences désagréables, des passagers assez froids. Jusqu’au jour où j’ai pris un étudiant, qui a somnolé tout le trajet, qui n’a fait aucun effort pour interagir. Je me suis alors rendu compte que j’étais à ses yeux un simple prestataire de service, comme un taxi, et que tout autre type de relation, ce qui faisait le sel du covoit’, avait disparu. Et que mon passager avait payé Blablacar pour ça ! Ça a été la goutte d’eau, j’ai voulu comprendre ce qui se jouait, pourquoi je me retrouvais dans cette situation, d’où venait ce glissement. J’ai « pris au sérieux » la multinationale Blablacar, aujourd’hui leader mondial du covoiturage, dont la capitalisation dépasse le milliard d’euros. J’ai enquêté pour savoir ce qu’il y avait derrière l’image « sympa » de la plateforme.

Blablacar transforme nos modes de relation, instaure un rapport mercantile aux personnes. C’est le point de départ de mon livre.

Au-delà de la question écolo, vous dénoncez une « blablacardisation » de la France : c’est-à-dire ?

Le sujet dépasse le cadre du covoiturage. Le succès de Blablacar s’inscrit dans un contexte de dérégulation du secteur de transport. On a assisté ces dernières années à l’ubérisation des taxis, à la mise en concurrence de la SNCF, à la libéralisation des bus, avec les cars Macron. Cette dynamique est encore en cours.

Le problème, c’est que ce système nous transforme en prestataires, en professionnels du transport, sans plus aucun cadre légal pour encadrer le travail. C’est l’idéal de l’ubérisation. Il y a un effacement des frontières entre travail et non-travail, entre professionnels et particuliers. Tout cela de manière contrainte. Cela va de pair avec un mouvement de déclassement, de précarisation d’une partie de la population.


Fabien Ginisty : « Je questionne, le rapport mercantile que cela crée entre nous, pour trois sous. » Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0 Deed/Michał Beim

Plus largement, beaucoup de gens vont sous-louer leur appartement via Airbnb, faire du covoit’ pour se payer la route des vacances, travailler pour Uber la nuit en plus de leur boulot le jour. C’est ce glissement que je questionne. Le rapport mercantile que cela crée entre nous, pour trois sous, organisé par des plateformes milliardaires qui prennent leur marge.

Quelles alternatives avons-nous à Blablacar ?

Mon propos, c’est d’apporter de la lucidité face au rouleau compresseur de la com’ Blablacar. Je ne suis pas là pour dire aux gens « C’est mal, culpabilise ». On est tous dans le même bateau, surtout les pauvres ! Il vaut mieux bien sûr utiliser les plateformes alternatives — comme Mobicoop —, sauf qu’avec le modèle économique des plateformes, la position archi dominante de Blablacar écrase ses concurrents. Autrement dit, les autres plateformes ont du mal à réunir assez d’usagers pour que cela devienne intéressant.

Pour autant, je ne suis pas résigné. Le covoiturage est une affaire publique qui intéresse la politique des transports. Plus de 60 % des 18-35 ans sont inscrits sur Blablacar ! On ne peut pas laisser une entreprise privée, dictée par des impératifs financiers, organiser le covoiturage. Je crois beaucoup à la possibilité de faire d’une plateforme de covoiturage un bien commun, non lucratif, sur laquelle les usagers aient leur mot à dire, ainsi que les pouvoirs publics. Il suffit de réquisitionner Blablacar. Il nous faut créer une dynamique dans ce sens, j’ai l’intuition qu’on pourrait être nombreux.

reporterre

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