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L’entreprise régénératrice : vrai tournant RSE ou énième greenwashing ?
11/09/2024
De quoi l'entreprise régénératrice est-elle le nom ? Shutterstock
Si votre organisation se tient un peu à la page, il est probable que sa feuille de route en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) inclue un objectif de régénération, à l’instar de Volkswagen et de sa stratégie regenerate+ ou du groupe de luxe français Kering, comprenant des maisons comme Gucci, Saint Laurent, Balenciaga…
Au-delà des déclarations d’intention de ces deux entreprises et de bien d’autres, vous avez peut-être du mal à conceptualiser dans quelle mesure un SUV ou un sac en cuir de crocodile peut être régénérateur. Pour défricher le terrain, une équipe de chercheurs de l’université de Maastricht a publié un article dans « Sustainable Production and Consumption », définissant ce qui constitue l’entreprise régénératrice et ce qui la distingue de l’entreprise circulaire ou durable.
Premier postulat : le terme « régénérateur » se réfère initialement à des systèmes biologiques, et plus spécifiquement à leur capacité à « reconstituer un tissu, un organe, une partie détruite naturellement ou accidentellement ». Le lézard, dont la queue coupée peut repousser, en est un exemple parfait. De même, suite à une coupure ou une blessure, votre propre corps reconstitue la peau sans intervention extérieure : il se régénère. Mais alors quel rapport entre une cicatrice et la nouvelle offre de conseil de Kearney, un des plus importants cabinets de conseil et d’audit ?
Les racines de la régénération : dégradation et restauration des sols cultivés
Le terme « régénératrice » a d’abord été appliqué à l’agriculture, pour qualifier certaines pratiques visant à reconstituer la capacité d’un sol à soutenir les cultures sans intrants artificiels. Ouvrage fondateur dans le domaine de l’agriculture écologique, « Dirt to Soil » retrace la transition d’une exploitation agricole familiale dans le Dakota du Nord (USA), de l’agriculture dite « conventionnelle » à l’agriculture qualifiée de « régénératrice ». Pour comprendre en quoi cette dernière se distingue de la première, il faut remonter aux débuts du modèle agricole moderne : « la révolution agricole ».
Ce terme désigne le passage à un nouveau type d’agriculture établie à partir de la fin du dix-neuvième siècle, en concomitance avec la révolution industrielle. Ce nouveau modèle est fondé sur une panoplie d’innovations techniques et technologiques : l’hybridation des plantes pour favoriser celles proposant le plus haut rendement, les engrais minéraux et de synthèse, les produits phytosanitaires (herbicides, pesticides), l’irrigation et la mécanisation des tâches agricoles. Grâce à ces techniques, le rendement moyen d’un hectare en France est passé d’une tonne de blé au début du vingtième siècle à huit tonnes actuellement.
Simultanément, la part des agriculteurs dans la population active est passée de 80 % à 3 %. Cette révolution agricole a toutefois eu des impacts négatifs : eutrophisation, pollution terrestre et aquatique, extinction des insectes pollinisateurs, effondrement de la biodiversité dans les milieux cultivés et émissions de puissants gaz à effet de serre comme l’azote et le méthane. Sans compter les impacts encore mal connus des produits de synthèse sur la santé humaine. À ces effets délétères s’en ajoute encore un et de taille : la dégradation des sols.
Quand Gabe Brown, l’auteur de Dirt to Soil, reprend l’exploitation de son beau-père, la situation est alarmante : après des décennies de monoculture et de biberonnage aux engrais chimiques, les terres de son ranch ne peuvent plus produire sans ces intrants, et le moindre aléa climatique anéantit toute chance de récolte. Le manque de diversité dans les plantes, le labour et les produits de synthèse ont ravagé le mycorhize, ce réseau souterrain qui mêle champignons et racines. Grâce à ce réseau, les plantes échangent avec les champignons des glucides qu’elles produisent par photosynthèse contre des nutriments qu’ils puisent dans les sols. Sans ce mycorhize, les plantes manquent des nutriments nécessaires à leur croissance. Des engrais de synthèse sont alors ajoutés pour pallier ce manque, entraînant un cercle vicieux de dépendance et de dégradation des sols. Face à cet enchaînement mortifère, l’agriculture régénératrice vise à restaurer ce réseau et la symbiose qu’il garantit entre les cultures et le mycorhize.
De la ferme à l’entreprise
Les auteurs de l’étude admettent qu’en l’absence de cadre formel, la qualification de « régénératrice » pourrait n’être que du « vieux vin dans une nouvelle bouteille. » Comme nous l’avons vu, le concept n’est pas neuf. Ce qui est nouveau, en revanche, est son application à l’entreprise. En effet, du monde agricole, le concept de régénération a progressivement essaimé vers d’autres secteurs. En premier lieu, ceux aux activités directement liées à des espaces naturels : la sylviculture, la pêche, les mines, l’énergie, le bâtiment…
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Aujourd’hui, le terme s’est étendu jusqu’aux secteurs des biens et des services. Certaines entreprises se réclamant d’une approche régénératrice commercialisent des produits : on pourra mentionner l’exemple des chaussures Veja, dont le coton est issu de l’agriculture régénératrice. Ou celui de Tikamoon, concepteur de mobilier en bois qui affirme vouloir « faire durer le meuble plus longtemps que le temps de renouvellement de l’arbre. »
La régénération plus attirante que la sobriété ?
D’autres marques cherchent à associer agriculture, régénératrice et produits recyclés. À l’instar de Elvis & Kresse, qui s’est donné pour mission de transformer tous les tuyaux à incendie en fin de vie en maroquinerie de luxe ; les bénéfices issus de la vente servent à financer leur ferme en agriculture régénératrice. Ou encore l’entreprise britannique Notpla produisant des substituts aux emballages plastiques à partir d’algues marines, dont la culture contribue à désacidifier les océans. D’autres ont adopté une approche de compensation de leur impact, par exemple en finançant des projets de reforestation. C’est le cas d’Ecosia, un moteur de recherche dont une partie des fonds est investie dans des projets de plantation d’arbres. De grands groupes comme LVMH ou TotalEnergies ont adopté cette même démarche. La compensation est toutefois elle-même critiquée pour son manque d’efficacité dans la réduction effective des impacts environnementaux des entreprises.
Pour expliquer le succès du concept, les chercheurs de Maastricht mobilisent un principe de psychologie sociale, selon lequel « le désir de connaître des résultats positifs est plus fort que le désir de retarder ou d’éviter des résultats négatifs. » Concrètement, nous avons tous une tendance à préférer œuvrer pour un résultat positif plutôt qu’à éviter un résultat négatif. Ce principe, connu comme celui « d’asymétrie dans l’anticipation » expliquerait l’aspect séduisant du concept de régénération, au détriment par exemple de celui de sobriété, plutôt lié dans nos imaginaires à un renoncement.
Une pluralité de concepts qui mène à la confusion ?
Bien qu’ils se chevauchent, les modèles de l’entreprise responsable se distinguent dans les problèmes qu’ils cherchent à résoudre. Ainsi, l’entreprise dite « durable » vise à atteindre un équilibre entre les trois piliers du développement durable : économique (les profits réalisés par l’entreprise), social (les impacts de ses activités sur la société) et environnemental (ses impacts sur les milieux naturels). L’entreprise dite « circulaire » partage cette recherche d’équilibre, mais en se focalisant sur son utilisation des ressources : il s’agit d’éviter la production de déchets en étendant la durée d’utilisation des produits et en les revalorisant quand ils sont en fin de vie. L’entreprise « régénératrice » quant à elle cherche non seulement à minimiser ses impacts négatifs sur l’environnement et la société, tout en demeurant profitable, mais aussi à reconstituer et entretenir l’intégrité des écosystèmes dont elle dépend pour ses activités. En somme, il s’agit pour l’entreprise régénératrice de passer d’une logique de ne pas nuire, à une logique d’être activement bénéfique pour l’ensemble de la société et l’environnement.
Toutefois, en l’absence de cadres formels sur ces pratiques d’entreprise, le dévoiement du concept en éléments de marketing douteux ou en stratégie de réduction d’impact inefficace est pour le moment inévitable. Le modèle proposé par les chercheurs de Maastricht est une première étape pour trier le bon grain de l’ivraie – jusqu’à la prochaine tendance RSE.