Le salon des Solutions
environnementales & énergétique du Sud-Ouest

Les Actualités

Bilan carbone des entreprises : remue-ménage autour de la révision de la norme SBTI

19/06/2024

Bilan carbone des entreprises : remue-ménage autour de la révision de la norme SBTI

Les modifications des critères d'analyse des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre des entreprises par le SBTI pose question.     © Pakin

Les crédits carbone peuvent-ils contribuer à alléger le bilan des émissions de gaz à effet de serre des entreprises ? Jusqu'ici, c'était impossible. Mais la SBTI ouvre une brèche dans l'orthodoxie. Au grand dam de nombreuses parties prenantes.

Quelle mouche a donc piqué la Science-Based Target Initiative (SBTI) pour vouloir ainsi, sans concertation préalable, modifier ses critères d'analyse des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre des entreprises ? Créé en marge de la COP 21 par le Carbon Disclosure Project (CDP), le Pacte mondial des Nations unies, le World Resources Institute (WRI) et le Fonds mondial pour la nature (WWF), afin de mettre la science au service de la transition des organisations vers le « net zero », cet organisme de normalisation a toujours été considéré comme une référence en la matière. Depuis 2015, ce modèle de sérieux et de rigueur a accompagné près de 8 000 entreprises et en a déjà certifié 4 000.

Mais le 9 avril dernier, son conseil d'administration a créé la surprise en annonçant son intention d'intégrer les « certificats d'attributs environnementaux », et plus particulièrement les crédits carbone dans ses calculs d'atteinte ou non de leurs objectifs de réduction de gaz à effet de serre par les entreprises sur leur scope 3 (émissions indirectes non liées à la consommation d'énergie), le plus important de tous. « Lorsqu'elle est correctement soutenue par des politiques, des normes et des procédures fondées sur des preuves scientifiques, l'utilisation de certificats d'attributs environnementaux à des fins de réduction des émissions de scope 3 pourrait fonctionner comme un moyen supplémentaire pour lutter contre le changement climatique », plaident les dirigeants dans leur communiqué, tout en reconnaissant l'existence d'un « débat sain » en cours sur le sujet.

Un changement programmé

« En janvier (…), la SBTi a annoncé que les travaux de révision de sa norme phare Corporate Net-Zero étaient une priorité pour 2024 et que cette révision inclurait des orientations supplémentaires sur la lutte contre les émissions de scope 3 », précise également l'organisme. Censée s'accompagner de diverses règles, seuils et « garde-fous », « dans le respect des principes de hiérarchie d'atténuation », la démarche a été menée après « un vaste effort de consultation sur ce sujet au cours des six derniers mois », assure en outre la SBTI. Qualifiée de « bonne nouvelle » par certains, comme le cabinet de conseil Leyton, la proposition a provoqué de gros remous en interne. Au point de pousser une forte proportion du personnel à demander la démission de son P-DG, Luiz Fernando do Amaral, et d'une partie du conseil d'administration.

On ne peut pas mettre sur le même plan des émissions de gaz à effet de serre réelles induites et des émissions potentiellement évitées ou séquestrées grâce aux crédits carbone ” Jessica Denoyelle, ClimateSeed

Les équipes dénoncent non seulement l'absence de concertation avec le comité technique de l'initiative, en violation des principes de gouvernance de l'organisme, mais également une décision problématique d'un point de vue scientifique. « On ne peut pas mettre sur le même plan des émissions de gaz à effet de serre réelles induites et des émissions potentiellement évitées ou séquestrées grâce aux crédits carbone dans un horizon temporel différent et qui présentent un risque de réversibilité, en raison par exemple de tempêtes ou d'incendie », explique Jessica Denoyelle, responsable projets, juridique et affaires publiques de ClimateSeed, cabinet de conseil et éditeur de logiciels, notamment d'évaluation de la pertinence des programmes de crédits carbone.

Des raccourcis qui inquiètent

L'empreinte carbone est un inventaire des émissions dont dépend une activité pour fonctionner. Or, l'achat de crédits carbone n'affecte en rien ces liens de dépendance, précise aussi le cabinet de conseil Carbone 4. L'entreprise ayant acheté des crédits carbone pour « compenser » ses émissions n'est pas moins exposée qu'auparavant. Ces crédits doivent par ailleurs être additionnels. « C'est-à-dire qu'ils n'auraient pas pu exister sans le financement de l'entreprise. Ils ne constituent pas des instruments pour récompenser les acteurs vertueux, mais des outils pour aider au changement de pratiques, reprend Jessica Denoyelle. Il serait inadmissible qu'ils viennent en réduction de l'empreinte carbone ou en déduction des engagements climatiques. C'est d'ailleurs bien précisé dans le modèle de rapport sur les engagements climatiques de la directive CSRD. »

Une opinion partagée par un certain nombre de parties prenantes, qui appellent la SBTI à renoncer à ce projet, et notamment par le WWF, membre fondateur de l'initiative. « La compensation ne peut pas remplacer la réduction des émissions des opérations, produits et chaînes de valeur des entreprises, insiste l'ONG dans un communiqué. L'engagement des entreprises doit être renforcé par une responsabilité accrue et être poursuivi dans le cadre d'une trajectoire de réduction globale et scientifiquement définie. »

Une image écornée

Un remue-ménage qui met à mal la crédibilité de l'organisme, selon Jessica Denoyelle, alors que sa valeur réside précisément dans sa fiabilité. « Cela revient pour elle à se tirer une balle dans le pied », déplore-t-elle. Alors pourquoi une telle démarche de sa part ? La SBTI n'a pas fourni d'autres explications, mais Carbone 4 note sur son site que les cibles de nombreuses entreprises arrivent à échéance en 2025 et que, dans la plupart des cas, ces dernières sembleraient loin du compte. Ce choix de révision serait alors plutôt celui « de la facilité et du renoncement », avance le cabinet. Certaines parties prenantes remarquent aussi la présence, parmi les bailleurs de fonds de l'initiative, du Fonds Bezos Earth, créé par Jeff Bezos, fondateur d'Amazon, source de possibles pressions de la part des Gafam pour que le modèle évolue.

« C'est une manière de nourrir l'illusion qu'il n'est pas nécessaire de reconsidérer les modèles d'affaires et que la technologie va tous nous sauver », regrette Jessica Denoyelle. Pour beaucoup, cette proposition induit aussi l'idée que le défi climatique pourrait se relever facilement, moyennant des gestes financiers, isolément des autres acteurs économiques, alors qu'il nécessite des efforts et de la coopération entre les différents maillons d'une chaîne de valeur, en vue de la transformer radicalement. Cette révision favoriserait aussi l'achat de crédits carbone moins coûteux et peu qualitatifs en focalisant l'attention sur un seul indicateur (émissions - crédits carbone).

La vertu moins récompensée

Enfin, elle brouillerait les pistes vis-à-vis des investisseurs qui pourraient juger les entreprises ayant acheté des crédits au même titre que celles qui ont engagé une transformation profonde de leur activité. « L'indignation suscitée par cette affaire est en passe de se transformer en procès des crédits carbone alors qu'il s'agit d'un outil de RSE utile pour financer de bons projets et que nos clients sont d'ailleurs des gens engagés qui ne les valorisent pas pour leur propre compte », proteste Jessica Denoyelle.

Trois jours après sa première publication, le conseil d'administration a rétropédalé, assurant qu'il s'agissait là d'une simple possibilité et que toute modification de la norme sera effectuée conformément à la procédure standard : recherche, rédaction, consultation publique, examen et approbation du conseil technique, examen et adoption par le conseil d'administration. « Aucune norme n'a été modifiée et aucun changement ne peut ou ne sera apporté tant que la procédure opérationnelle standard approuvée pour l'élaboration de normes n'a pas été achevée », indique-t-il. Mais rien ne montre pour autant qu'il prévoit de revoir sa position. Compte tenu « de la portée et de la complexité de ce sujet », il annonce simplement poursuivre ses consultations.

« La gouvernance de la SBTI est conçue pour représenter différentes perspectives et une telle diversité est la bienvenue. Toutes les voix seront entendues », dit-il. Un premier projet de norme révisée devrait être publié d'ici au mois de juillet, afin d'alimenter la phase de rédaction, puis d'être soumis à une consultation publique, fin 2024. Le conseil d'administration encourage toutes les parties prenantes, détenteurs d'obligations et parties intéressées à y participer. « La SBTI ne se laissera pas dissuader ni distraire du travail important en cours pour réviser notre norme phare Corporate Net-Zero, prévient-il. Une fois que nous aurons publié la norme révisée, nous serons heureux d'être jugés sur son efficacité et sa pertinence. » Pour le cabinet Carbone 4, la validation définitive de cette orientation marquerait toutefois « un net recul dans l'ambition portée historiquement par l'initiative et retarderait dangereusement l'action collective nécessaire à la transition écologique ».

Nadia Gorbatko / actu-environnement

Annonce Publicitaire